(Extrait de L’année liturgique de Dom Prosper Guéranger)
« Simon, fils de Jean, m’aimez-vous ? » Voici l’heure où la réponse que le Fils de l’homme exigeait du pêcheur de Galilée, descend des sept collines et remplit la terre. Pierre ne redoute plus la triple interrogation du Seigneur. Depuis la nuit fatale où le coq fut moins prompt à chanter que le premier des Apôtres à renier son Maître, des larmes sans fin ont creusé deux sillons sur les joues du Vicaire de l’Homme-Dieu ; le jour s’est levé où tarissent ces pleurs. Du gibet où l’humble disciple a réclamé d’être cloué la tête en bas, son cœur débordant redit enfin sans crainte la protestation qui, depuis la scène des bords du lac de Tibériade, a silencieusement consumé sa vie : « Oui, Seigneur ; vous savez que je vous aime (1) ! »
Jour sacré, où l’oblation du premier des Pontifes assure à l’Occident les droits du suprême sacerdoce ! Jour de triomphe, où l’effusion d’un sang généreux conquiert à Dieu la terre romaine ; où, sur la croix de son représentant, l’Epoux divin conclut avec la reine des nations son alliance éternelle !
Ce tribut de la mort, Lévi ne le connut pas ; cette dot du sang, Jéhovah ne l’avait point exigée d’Aaron : car on ne meurt pas pour une esclave, et la synagogue n’était point l’Epouse (2). L’amour est le signe qui distingue le sacerdoce des temps nouveaux du ministère de la loi de servitude. Impuissant, abîmé dans la crainte, le prêtre juif ne savait qu’arroser du sang de victimes substituées à lui-même les cornes de l’autel figuratif. Prêtre et victime à la fois, Jésus veut plus de ceux qu’il appelle en participation de la prérogative sacrée qui le fait pontife à jamais selon l’ordre de Melchisédech (3). « Je ne vous appellerai plus désormais serviteurs, déclare-t-il à ces hommes qu’il vient d’élever au-dessus des Anges, à la Cène ; je ne vous appellerai plus serviteurs, car le serviteur ne sait ce que fait son maître ; mais je vous ai appelés mes amis, parce que je vous ai communiqué tout ce que j’ai reçu de mon Père (4). Comme mon Père m’a aimé, ainsi je vous ai aimés ; demeurez donc en mon amour (5). »
Or, pour le prêtre admis de la sorte en communauté avec le Pontife éternel, l’amour n’est complet que s’il s’étend à l’humanité rachetée dans le grand Sacrifice. Et, qu’on le remarque : il y a là pour lui plus que l’obligation, commune à tous les chrétiens, de s’entr’aimer comme membres d’un même Chef ; car, par son sacerdoce, il fait partie du Chef, et, à ce titre, la charité doit prendre en lui quelque chose du caractère et des profondeurs de l’amour que ce Chef divin porte à ses membres. Que sera-ce, si, au pouvoir qu’il possède d’immoler le Christ lui-même, au devoir qu’il a de s’offrir avec lui dans le secret des Mystères, la plénitude du pontificat vient ajouter la mission publique de donner à l’Eglise l’appui dont elle a besoin, la fécondité que l’Epoux céleste attend d’elle ? C’est alors que, selon la doctrine exprimée de toute antiquité par les Papes, les Conciles et les Pères, l’Esprit-Saint l’adapte à son rôle sublime en identifiant pleinement son amour à celui de l’Epoux dont il remplit les obligations, dont il exerce les droits. Mais alors aussi, d’après le même enseignement de la tradition universelle, se dresse devant lui le précepte de l’Apôtre ; sur tous les trônes où siègent les évêques de l’Orient comme de l’Occident, les anges des Eglises se renvoient la parole : « Epoux, aimez vos Epouses, comme le Christ a aimé l’Eglise, et s’est livré pour elle afin de la sanctifier (6). »
Telle apparaît la divine réalité de ces noces mystérieuses, qu’à tous les âges l’histoire sacrée flétrit du nom d’adultère l’abandon irrégulier de l’Eglise premièrement épousée. Telles sont les exigences d’une union si relevée, que celui-là seul peut y être appelé qui demeure établi déjà sur les sommets de la perfection la plus haute ; car l’Evêque doit se tenir prêt à justifier sans cesse de ce degré suprême de charité, dont le Seigneur a dit : « Il n’y a point de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime (7). » Là ne réside point seulement la différence du mercenaire et du vrai pasteur (8) ; cette disposition du Pontife à défendre jusqu’à la mort l’Eglise qui lui fut confiée, à laver dans son sang toute tache déparant la beauté de l’Epouse (9), est la garantie du contrat qui l’unit à cette très noble élue du Fils de Dieu, le juste prix des joies très pures qui lui sont réservées. « Je vous ai révélé ces choses, avait dit le Seigneur instituant le Testament de la nouvelle alliance, afin que ma propre joie soit en vous, et que votre joie soit pleine (10). »
Si tels devaient être les privilèges et obligations des chefs des Eglises, combien plus du pasteur de tous ! En confiant à Simon fils de Jean l’humanité régénérée, le premier soin de l’Homme-Dieu avait été de s’assurer qu’il serait bien le vicaire de son amour (11) ; qu’ayant reçu plus que les autres, il aimerait plus qu’eux tous (12) ; qu’héritier de la dilection de Jésus pour les siens qui étaient dans le monde, il les aimerait comme lui jusqu’à la fin (13). C’est pourquoi l’établissement de Pierre au sommet de la hiérarchie sainte, concorde dans l’Evangile avec l’annonce de son martyre (14) : pontife souverain, il devait suivre jusqu’à la Croix l’hiérarque suprême (15).
Les fêtes de ses deux Chaires à Antioche et à Rome, nous ont rappelé la souveraineté avec laquelle il préside au gouvernement du monde, l’infaillibilité de la doctrine qu’il distribue comme nourriture au troupeau tout entier ; mais ces deux fêtes, et la primauté dont elles rendent témoignage au Cycle sacré, appelaient pour complément et pour sanction les enseignements de la solennité présente. Ainsi que la puissance reçue par l’Homme-Dieu de son Père (16), la pleine communication faite par lui de cette même puissance au chef visible de son Eglise avait pour but la consommation de la gloire poursuivie par le Dieu trois fois saint dans son œuvre (17) ; toute juridiction, tout enseignement, tout ministère ici-bas, nous dit saint Paul d’autre part, aboutit à la consommation des saints (18), qui ne fait qu’un avec la consommation de cette gloire souveraine : or, la sainteté de la créature, et, tout ensemble, la gloire du Dieu créateur et sauveur, ne trouvent leur pleine expression qu’au Sacrifice embrassant pasteur et troupeau dans un même holocauste.
C’est pour cette fin dernière de tout pontificat, de toute hiérarchie, que, depuis l’Ascension de Jésus, Pierre avait parcouru la terre. A Joppé, lorsqu’il était encore au début de ses courses d’Apôtre, une faim mystérieuse s’était saisie de lui : « Lève-toi, Pierre ; tue et mange, » avait dit l’Esprit ; et, dans le même temps, une vision symbolique présentait réunis à ses yeux les animaux de la terre et les oiseaux du ciel (19). C’était la gentilité qu’il devait joindre, sur la table du banquet divin, aux restes d’Israël. Vicaire du Verbe, il partagerait sa faim immense : sa parole, comme un glaive acéré, abattrait devant lui les nations ; sa charité, comme un feu dévorant, s’assimilerait les peuples ; réalisant son titre de chef, un jour viendrait que, vraie tête du monde, il aurait fait de cette humanité, offerte en proie à son avidité, le corps du Christ en sa propre personne. Alors, nouvel Isaac, ou plutôt vrai Christ, il verrait, lui aussi, s’élever devant lui la montagne où Dieu regarde, attendant l’oblation (20).
Regardons, nous aussi ; car ce futur est devenu le présent, et, comme au grand Vendredi, nous avons part au dénouement qui s’annonce. Part bienheureuse, toute de triomphe : ici du moins, le déicide ne mêle pas sa note lugubre à l’hommage du monde, et le parfum d’immolation qui déjà s’élève de la terre ne remplit les cieux que de suave allégresse. Divinisée par la vertu de l’adorable hostie du Calvaire, on dirait, en effet, que la terre aujourd’hui se suffit à elle-même. Simple fils d’Adam par nature, et pourtant vrai pontife souverain, Pierre s’avance portant le monde : son sacrifice va compléter celui de l’Homme-Dieu qui l’investit de sa grandeur (21) ; inséparable de son chef visible, l’Eglise aussi le revêt de sa gloire (22). Loin d’elle aujourd’hui les épouvantements de cette nuit en plein midi, où elle cacha ses pleurs, quand pour la première fois la Croix fut dressée. Elle chante ; et son lyrisme inspiré célèbre « la pourpre et l’or dont la divine lumière compose les rayons de ce jour qui donne aux coupables la grâce (23). » Dirait-elle plus du Sacrifice de Jésus lui-même ? C’est qu’en effet, par la puissance de cette autre croix qui s’élève, Babylone aujourd’hui devient la cité sainte. Tandis que Sion reste maudite pour avoir une fois crucifié son Sauveur, Rome aura beau rejeter l’Homme-Dieu, verser son sang dans ses martyrs, nul crime de Rome ne prévaudra contre le grand fait qui se pose à cette heure : la croix de Pierre lui a transféré tous les droits de celle de Jésus, laissant aux Juifs la malédiction ; c’est elle maintenant qui est Jérusalem.
Telle étant donc la signification de ce jour, on ne s’étonnera pas que l’éternelle Sagesse ait voulu la relever encore, en joignant l’immolation de Paul l’Apôtre au sacrifice de Simon Pierre. Plus que tout autre, Paul avait avancé par ses prédications l’édification du corps du Christ (24) ; si, aujourd’hui, la sainte Eglise est parvenue à ce plein développement qui lui permet de s’offrir en son chef comme une hostie de très suave odeur, qui mieux que lui méritait donc de parfaire l’oblation, d’en fournir de ses veines la libation sacrée (25) ? L’âge parfait de l’Epouse étant arrivé (26), son œuvre à lui aussi est achevée (27). Inséparable de Pierre dans ses travaux par la foi et l’amour, il l’accompagne également dans la mort (28) ; tous deux ils laissent la terre aux joies des noces divines scellées dans leur sang, et montent ensemble à l’éternelle demeure où l’union se consomme (29).
Notes :
- JOHAN. XXI. ↑ retourner en haut
- Gal. IV, 22-31. ↑ retourner en haut
- Psalm. CIX. ↑ retourner en haut
- JOHAN. XV, 15. ↑ retourner en haut
- Ibid. 9. ↑ retourner en haut
- Eph. V, 25-26. ↑ retourner en haut
- JOHAN. XV, 13. ↑ retourner en haut
- Ibid. X, 11-18. ↑ retourner en haut
- Eph. V, 27. ↑ retourner en haut
- JOHAN. XV, 11. ↑ retourner en haut
- Ambr. in LUC. X. ↑ retourner en haut
- LUC. VII, 47 ; JOHAN. XXI, 15. ↑ retourner en haut
- Ibid. XIII, 1. ↑ retourner en haut
- Ibid. XXI, 18. ↑ retourner en haut
- Ibid. 19, 22. ↑ retourner en haut
- MATTH. XXVIII, 18. ↑ retourner en haut
- JOHAN. XVII, 4. ↑ retourner en haut
- Eph. IV, 12. ↑ retourner en haut
- Act. X, 9-16. ↑ retourner en haut
- Gen. XXII, 14. ↑ retourner en haut
- Col. I, 24. ↑ retourner en haut
- I Cor. XI, 7. ↑ retourner en haut
- Hymn. Vesp. ↑ retourner en haut
- Eph. IV, 12. ↑ retourner en haut
- Col. I, 24 ; II Cor. XII, 15. ↑ retourner en haut
- Eph. IV, 13. ↑ retourner en haut
- II Cor. XI, 2. ↑ retourner en haut
- Ant. Oct. Apost. ad Benedictus. ↑ retourner en haut
- II Cor. V. ↑ retourner en haut