l’ « in proprio Auctoris sensu » contre « une distinction astucieuse » du cardinal Ratzinger
(extrait de Sodalitium n°52 de janvier 2002)
Mgr Benigni raconte dans sa Storia sociale della Chiesa [Histoire sociale de l’Eglise] à propos des ariens: « Le groupe dans lequel se distinguait l’exilé Eusèbe de Nicomédie (d’où la dénomination de groupe des eusébiens) rétractait sa souscription non à la doctrine de Nicée, mais à la condamnation d’Arius: c’est-à-dire qu’il prétendait que ce n’était pas la doctrine arienne qu’avait condamnée le Concile. Cette astucieuse distinction fit école: et parmi tant d’autres, on trouve l’exemple notoire des distinctions jansénistes dans les condamnations papales de la doctrine de l’évêque d’Ypres” (1).
Les notes historiques du « Denzinger » expliquent l’épisode auquel Mgr Benigni fait allusion: « après qu’eurent été condamnées les cinq propositions de Jansénius, ses partisans, sous la conduite d’Antoine Arnauld, distinguèrent entre la ‘quæstio facti’ et la ‘quœstio iuris’: la condamnation ne concernerait qu’une hérésie fictive, mais non la conception véritable de Jansénius » (2). Le Pape Alexandre VII dut alors, par la Constitution Ad sanctam beati Petri sedem (16 octobre 1656), réfuter l' »astucieuse distinction« : « Puisque … au grand scandale des fidèles du Christ certains fils d’iniquité ne craignent pas d’affirmer que les cinq propositions (…) ou bien ne se trouvent pas dans le livre précité de ce même Cornelius Jansen, mais qu’elles ont été assemblées de façon fictive et arbitraire, ou bien n’ont pas été condamnées selon le sens visé par celui-ci, Nous (…) déclarons et définissons que ces cinq propositions ont été tirées du livre du précité Cornelius Jansen, évêque d’Ypres, qui porte le titre ‘Augustinus’, et qu’elles ont été condamnées selon le sens visé par ce même Cornelius Jansen » (« in sensu ab eodem Cornelio Jansenio intento« , DS 2010-2012). Cette Constitution d’Alexandre VII démontre comment l’Eglise a autorité pour définir non seulement que la doctrine de tel auteur est erronée, mais aussi qu’elle a effectivement été soutenue par cet auteur dans le sens que l’Eglise lui a attribué; au contraire, l’exemple des ariens d’abord et des jansénistes ensuite démontre à son tour que nier qu’une doctrine condamnée par l’Eglise ait été réellement soutenue par son auteur est une échappatoire typique des hérétiques.
Une vieille échappatoire revient à l’actualité
Nihil novi sub sole… [Rien de nouveau sous le soleil] La vieille échappatoire utilisée dans le passé par les ariens et les jansénistes (entre autres), est devenue plus que jamais actuelle avec Vatican II et le « magistère » qui a suivi. D’un côté, en effet, Vatican II a soutenu – en divers points – une doctrine et une praxis contraires à la doctrine et à la praxis de l’Eglise. De l’autre, à moins de renoncer à toute légitimité il n’est pas possible aux partisans de Vatican II d’admettre explicitement l’existence de cette contradiction et la réalité de cette rupture. Pour les partisans de la nouvelle doctrine et de la nouvelle praxis conciliaire le problème principal consiste donc à mettre en avant une nouvelle doctrine sans renier explicitement le passé.
Pour ce qui regarde la praxis, plus liée au contingent, la tactique choisie est celle du « mea culpa« , c’est-à-dire des demandes de pardon incessantes, grâce auxquelles on peut dénoncer tout le passé de l’Eglise. L’échappatoire employée consiste à demander pardon non pour les « fautes de l’Eglise », mais pour les fautes des « fils de l’Eglise » (comme si, en de nombreux cas, ces « fils de l’Eglise » n’avaient pas agi en qualité d’autorité suprême de l’Eglise).
En ce qui concerne la doctrine officielle, les choses sont plus difficiles (même si elles sont moins évidentes). On a pensé à relativiser les documents du passé, en en diminuant l’autorité (non infaillibles, mais plutôt seulement prudentiels) et en les historicisant (valides seulement pour une époque donnée et un contexte déterminé) etc.
C’est cette tactique qui a été utilisée, comme nous allons le voir, dans le cas que nous prenons ici en considération.
Il existe une autre tactique : celle d’affirmer que le magistère passé de l’Eglise – toujours valide bien sûr! – n’a plus de nos jours aucune portée: les anathèmes solennels du Concile de Trente sur la justification, par exemple, frapperaient des protestants imaginaires, ou tout au plus des protestants défunts car les protestants d’aujourd’hui ne soutiendraient plus la doctrine condamnée. Il s’agit là d’une subtile variation de l’échappatoire ariano-janséniste dont nous parlions ci-dessus. Dans le cas que j’examine ici, l’échappatoire est par contre reprise telle quelle et c’est ce que nous allons voir…
Réhabiliter Rosmini, et ultra…
Dans ce contexte, il apparaît prévisible et nécessaire de réhabiliter Rosmini, condamné post mortem, en 1887, par le Décret du Saint-Office Post obitum. Ce prêtre de la ville de Rovereto est d’abord un représentant éminent de la pensée catholique libérale que Vatican II a adoptée (le cardinal Ratzinger lui-même l’a admis). De plus, il fut « victime » – conjointement – du Saint-Office et de la philosophie et de la théologie thomistes, victimes à leur tour de Vatican II. Un « mea culpa » sur le cas Rosmini était à prévoir, et même davantage. Il existe en effet une nouvelle méthode pour enterrer le passé de l’Eglise sans le laisser voir; elle consiste à béatifier et à canoniser des personnages autrefois mis à l’écart; déjà pour jeter de l’ombre sur la sainteté de saint Pie X, Jean XXIII voulut la béatification du cardinal Ferrari et il la voulut de toutes ses forces. La canonisation de Rosmini, déjà prévue, éclipsera encore davantage l’Eglise « pré-conciliaire », et donnera aux libéraux un nouveau patron.
Une « Note » de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi « réhabilite » Rosmini et ouvre la voie vers sa « béatification »
Le 1er juillet 2001 le cardinal Ratzinger, préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, et Mgr Bertone, le secrétaire, ont souscrit une Note « sur la valeur des Décrets doctrinaux concernant la pensée et les œuvres d’Antonio Rosmini Serbati« . (L’Osservatore Romano, 1er-2 juillet 2001; La Doc. Cath., 5-19 août 2001, n° 2253, p. 725-726).
La Note, comme le rappelle la Postulation de Rosmini, « répond au texte présenté par le Postulateur Général en décembre 1999 dans le but d’éclaircir la ‘question rosminienne’ (avec référence particulière au Décret ‘Post obitum’) comme il était demandé dans le décret du 22 février 1994 quand le Préfet de la Congrégation pour les causes des saints de l’époque accordait le ‘nihil obstat’ de la part du Saint-Siège à l’ouverture de la Cause de Béatification du Serviteur de Dieu Antonio Rosmini. Le décret en question arrêtait que ‘…la Congrégation pour la Doctrine de la Foi devait être de nouveau interpellée à propos du jugement doctrinal définitif sur ce sujet’ » (3).
De toute façon la réponse positive de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi ne pouvait manquer après que Jean-Paul II, la même année 1999, eût publié l’encyclique Fides et ratio, dans laquelle Rosmini se trouve « inclus parmi les penseurs les plus récents chez lesquels se réalise une rencontre féconde entre savoir philosophique et Parole de Dieu » (8). Jean-Paul II doit donc être considéré comme responsable de cette réhabilitation de Rosmini, tant pour l’avoir sollicitée par l’encyclique Fides et ratio, que pour avoir personnellement approuvé la Note de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi (4).
La réhabilitation était donc nécessaire; mais comment la réaliser?
L' »astucieuse distinction » exhumée pour réhabiliter Rosmini et enterrer – sans le dire – le magistère de l’Eglise
Cela établi, je demande au lecteur de se rappeler ce qui est dit au début de cet article sur la tactique des hérétiques pour enlever toute valeur à un décret de condamnation de l’Eglise: cette tactique consiste à affirmer que ce décret condamne une hérésie fictive, imaginaire, jamais soutenue en réalité par l’auteur auquel est attribuée cette doctrine. Et c’est ce qu’a fait la Congrégation pour la Doctrine de la Foi…
Voici en effet l’argument essentiel de la Note, exprimé aux numéros 6 et 7 du document:
« Par ailleurs, on doit reconnaître qu’une étude scientifique globale, sérieuse et rigoureuse de la pensée d’Antonio Rosmini, qui s’est exprimée dans le domaine catholique de la part de théologiens et de philosophes appartenant à des écoles de pensée différentes, a montré que ces interprétations contraires à la foi et à la doctrine catholique ne correspondent pas en réalité à la position authentique de Rosmini. La Congrégation pour la Doctrine de la Foi, après un examen approfondi des deux décrets doctrinaux promulgués au XIXème siècle, et compte tenu des résultats fournis par l’historiographie et la recherche scientifique et théorique de ces dernières décennies, est parvenue à la conclusion suivante:
On peut actuellement considérer que sont désormais dépassés les motifs de préoccupation et les difficultés doctrinales et prudentielles qui ont déterminé la promulgation du Décret ‘Post obitum’ de condamnation des « quarante propositions » tirées des œuvres d’Antonio Rosmini. Et cela du fait que le sens des propositions, tel qu’il fut compris et condamné par ce Décret, n’appartient pas en réalité à la position authentique de Rosmini, mais à des conclusions possibles de la lecture de ses œuvres« .
Telle est la substance de la Note sur Rosmini: les 40 propositions ont été condamnées parce que comprises « dans une optique idéaliste, ontologique et dans un sens contraire à la foi et à la doctrine catholique » (n. 7). Mais, en réalité, telle n’était pas la pensée de l’auteur, Antonio Rosmini Serbati.
Le décret de condamnation de Rosmini affirme le contraire de ce que soutient la Note de réhabilitation, laquelle contredit donc le magistère de l’Eglise
Mais le Saint-Office – sollicité et approuvé par Léon XIII – a-t-il vraiment condamné 40 thèses extraites des œuvres de Rosmini sans engager son autorité même sur le fait que lesdites thèses reflètent la pensée de Rosmini?
Rappelons au lecteur que, d’après la Constitution Ad Sanctam d’Alexandre VII citée ci-dessus, il est certain que l’Eglise peut non seulement condamner des propositions, mais aussi définir que ces propositions sont réellement contenues dans cette œuvre et même que les propositions en question sont condamnées dans le sens entendu par l’auteur. L’autorité de l’Eglise, engagée dans un décret de ce genre s’étend aussi au fait suivant: que les thèses condamnées ont été condamnées justement et précisément dans le sens entendu et voulu par l’auteur, et non dans le sens attribué par des tierces personnes ou par l’Eglise.
Or, voici quelles sont les paroles du fameux décret Post obitum qualifié de « dépassé » par la Note de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi:
« La Sainteté de Notre Seigneur Léon XIII Pape par divine providence, auquel il tient à cœur par-dessus toute chose que le dépôt de la doctrine catholique soit conservé pur et exempt d’erreur, a chargé le Sacré conseil des Très Eminents Cardinaux, Inquisiteurs généraux dans toute la république chrétienne d’examiner les propositions dénoncées. La Suprême Congrégation ayant donc, comme c’est l’usage, entrepris un examen des plus diligents et procédé à la confrontation de ces propositions avec les autres doctrines de l’auteur, surtout celles qui ressortent clairement des livres posthumes; la Suprême Congrégation jugea que doivent être réprouvées, condamnées, selon le sens visé par l’Auteur, les propositions suivantes que ce décret général [Post obitum] réprouve, condamne et proscrit effectivement: sans pour cela qu’il soit licite à qui que ce soit d’en déduire que les autres doctrines du même Auteur, qui ne sont pas condamnées par ce décret, soient en aucune manière approuvées. Après quoi, une relation scrupuleuse de tout ceci ayant été présentée à la Sainteté de N.S. Léon XIII, Sa S.S. approuva, confirma le décret des Eminents Pères et enjoignit qu’il soit observé par tous » (5).
Cette citation montre à l’évidence que les 40 propositions de Rosmini furent condamnées non seulement en elles-mêmes (ou dans le sens qui lui fut donné « en dehors du contexte de la pensée rosminienne dans une optique idéaliste, ontologique et dans un sens contraire à la foi et à la doctrine catholique« , comme l’affirme la Note, au n. 7) mais « in proprio Auctoris sensu, dans le sens même de l’Auteur« . C’est la même formule que celle utilisée en 1656 pour réaffirmer que les thèses de Jansénius avaient été condamnées « selon le sens visé par ce même …, in sensu ab eodem… intento » (6).
La contradiction entre un texte indiscuté du magistère ecclésiastique approuvé par le Pape Léon XIII, et la Note du cardinal Ratzinger approuvée par Jean-Paul II est absolument évidente et indéniable.
Vaine tentative pour nier la contradiction en invoquant le précédent de 1854, lorsque les œuvres rosminiennes furent « retirées de la procédure »
a) l’influence des facteurs culturels
La Note de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi rappelle (à sa façon, comme nous le verrons) les précédents concernant la « question rosminienne ». « Le Magistère de l’Eglise (…) s’est intéressé à plusieurs reprises, au cours du XIXème siècle, aux résultats du travail intellectuel de l’abbé Antonio Rosmini Serbati (1797-1855). Il a mis à l’Index deux de ses œuvres en 1849, puis a déclaré indemne de tout soupçon [le texte original dit: ‘dimettendo poi dal esame’ ce qui peut se traduire plus correctement par ‘retirant de la procédure’, ndr], par Décret doctrinal de la Sacrée Congrégation de l’Index en 1854, l’opera omnia, et a condamné plus tard, en 1887 quarante propositions tirées d’œuvres pour la plupart posthumes et de quelques œuvres éditées de son vivant, par Décret doctrinal de la Sacrée Congrégation du Saint-Office, intitulé ‘Post obitum’ (Denz 3201-3241). Une lecture approximative et superficielle de ces diverses interventions pourrait faire penser à une contradiction intrinsèque et objective de la part du Magistère dans l’interprétation du contenu de la pensée rosminienne et son évaluation devant le peuple de Dieu » (nn. 1 et 2). En effet, selon la version présentée par la Note, « le Décret de 1854, par lequel les œuvres de Rosmini furent lavées de tout soupçon [le texte original dit ‘vennero dimesse’ même remarque que plus haut], atteste la reconnaissance de l’orthodoxie de sa pensée et de ses intentions déclarées…« . Effecti-vement, si un Décret de 1854 avait attesté l’orthodoxie de la pensée de Rosmini, alors qu’un Décret de 1887 en avait condamné 40 propositions, (comme nous le veut faire croire la Note) il serait difficile de nier l’existence d’une certaine contradiction « intrinsèque et objective« , et ce, justement dans le Magistère le plus « traditionnel »!
La Note, qui nie cette contradiction pour pouvoir soutenir qu’elle-même ne contredit pas le décret de condamnation de 1887 (« c’est dans cette même ligne que se situe la présente Note sur la valeur doctrinale de ces décrets » n. 2), la Note, disions-nous, se complaît presque à signaler une présumée incertitude de l’Eglise qui en 1854 atteste l’orthodoxie de la pensée de Rosmini, et en 1887 en atteste l’hétérodoxie. Comment expliquer cette apparente contradiction? La Note l’explique ‘à la moderniste’: « une lecture attentive, non seulement des textes mais aussi du contexte et de la situation de leur promulgation » (n. 2) permettra à Ratzinger d’expliquer la « contradiction » inventée par lui: la condamnation de 1887 est due aux changements des « facteurs d’ordre historico-culturels » (n. 4), c’est-à-dire à la renaissance du thomisme voulue par Léon XIII. Ainsi, une condamnation d’ordre doctrinal est réduite à une simple question entre diverses écoles théologiques; l’actuelle fin du néo-thomisme explique comment des thèses perçues à l’époque comme erronées, ne le sont plus de nos jours. La Note historicise et donc relativise le Magistère par une opération que l’on pourrait appliquer à n’importe quel texte du Magistère – même au plus solennel – , qui du fait des changements de « facteurs d’ordre historico-culturels » deviendrait ainsi désormais « dépassé » (7).
b) omissions et falsifications à propos du Décret de 1854
Si la « contradiction » entre les deux décrets (celui de 1854 sous Pie IX et celui de 1887 sous Léon XIII) n’est pas résolue par l’explication fumeuse du contexte culturel, comment la résoudre? Devrions-nous admettre – avec les partisans les plus acharnés de Rosmini au siècle dernier? – que la contradiction existe et que Léon XIII… n’était pas Pape!? (8).
Pas du tout. En réalité, c’est la Note du cardinal Ratzinger qui – avec ses omissions et ses falsifications – pose au lecteur un problème inexistant.
Voici quelle est la falsification: affirmer que le Décret de 1854 avait reconnu l’orthodoxie de la pensée de Rosmini. Quant à l’omission, elle consiste à ne pas parler le moins du monde de ces documents du Magistère qui nient explicitement cette fausse interprétation.
Un peu d’histoire éclairera les idées du lecteur. Après la mise à l’Index de deux œuvres de Rosmini en 1849, beaucoup de catholiques dénoncèrent à la Congrégation de l’Index son opera omnia éditée jusqu’alors. « Après que des censeurs eurent examiné ses œuvres durant trois ans, les cardinaux décidèrent lors de la session du 3 juillet 1854, présidée par Pie IX: ‘dimittantur’ à retirer de la procédure » (9). Mais quelle interprétation donner à cette formule? « Les amis de Rosmini et le théologien de la cour pontificale interprétèrent la décision des cardinaux dans le sens d’une approbation tacite. La Civiltà Cattolica et L’Osservatore Romano nièrent qu’il y ait eu approbation: l’œuvre de Rosmini est simplement non prohibée » (note 9). La Sacrée Congrégation de l’Index, la même qui avait « retiré de la procédure » (absout) l’œuvre de Rosmini en 1854, dût alors – contrainte par les fausses interprétations des Rosminiens – intervenir une première fois le 21 juin 1880 (et de ce décret la Note du cardinal Ratzinger ne fait pas mention): « La Sacrée Congrégation de l’Index … déclara que la formule ‘à retirer’ [dimittantur] signifie seulement qu’un ouvrage qui est retiré n’est pas prohibé » (10). Elle donnait donc raison aux adversaires de Rosmini, et tort à ses disciples. Mais ces derniers insistèrent. « Le désaccord – écrivait La Civiltà Cattolica – ne cessa pas, parce que les disciples de Rosmini comprirent ce ‘non prohiberi’ [ne sont pas interdites] en ce sens, que vu leur qualité et leur orthodoxie notoires, elles ne pouvaient être interdites et donc que les philosophes et les théologiens ne pouvait rien trouver à censurer en elles ni philosophiquement ni théologiquement » (11). N’est-ce pas là la thèse du cardinal Ratzinger: le décret de 1854 a garanti l’orthodoxie des œuvres rosminiennes? Mais leur prétention (et aujourd’hui celle du cardinal Ratzinger et de sa Note) fut encore démentie par la Congrégation de l’Index à laquelle furent posées les questions suivantes:
« 1. Des ouvrages qui ont été dénoncés auprès de la Sacrée Congrégation de l’Index et qui ont été retirés par elle de la procédure, ou qui n’ont pas été prohibés, doivent-ils être considérés comme exempts de toute erreur contre la foi et les mœurs ?
2. Si la réponse est oui, les ouvrages qui ont été retirés par la Sacrée Congrégation de l’Index ou qui n’ont pas été prohibés, peuvent-ils être attaqués aussi bien philosophiquement que théologiquement sans encourir le reproche [sic] de témérité ? »
Le 5 décembre 1881 la Congrégation de l’Index répondait négativement à la première question (les livres retirés de la procédure ne sont donc pas nécessairement exempts de toute erreur contre la foi et les mœurs) et affirmativement à la seconde (on pouvait donc critiquer les œuvres en question sans témérité, c’est-à-dire sans être en opposition avec le décret de 1854). Le Pape Léon XIII approuva cette réponse le 28 décembre (12). Il n’y a pas trace non plus de cette seconde décision de la Congrégation de l’Index dans la Note de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi qui affirme pourtant avoir pratiqué un « examen approfondi« . Le motif en est évident: faire référence à ces deux décrets signifiait détruire totalement la fausse interprétation qu’on voulait donner du décret de 1854: celui-ci n' »atteste [pas] la reconnaissance de l’orthodoxie de sa [de Rosmini] pensée et de ses intentions » (n. 2), comme veut le faire croire la Note, mais il concède seulement une absolution « pour insuffisance de preuves » à Rosmini (13).
Il s’ensuit qu’entre les deux Décrets, celui de 1854 et celui de 1887, n’existe pas même une apparence de contradiction intrinsèque et objective, comme voudrait le faire croire la Note: « sous Pie IX – écrivait à l’époque la Civiltà Cattolica – il fut défini que même dans les œuvres de Rosmini retirées de la procédure il pouvait se trouver des propositions condamnables, parce que contraires à la foi et aux mœurs, et que sous Léon XIII il fut défini qu’il s’en trouve effectivement. Si je dis qu’il pourrait bien pleuvoir et qu’ensuite il pleut effectivement, où peut bien être la contradiction? L’existence d’une chose ne s’oppose pas à sa possibilité, elle l’inclut » (l.c., p. 274).
Pour la Note, la faute de la condamnation de 1887 résiderait dans le néothomisme. Mais l’aversion pour la Scolastique est un signe– -distinctif du modernisme
Selon la Note, nous l’avons vu, le Décret de 1887 se trompa en effet lorsqu’il attribua à Rosmini des erreurs qu’il ne professait pas: « le sens des propositions, ainsi entendu et condamné par ce même Décret, n’appartient pas en réalité à la position authentique de Rosmini » (n. 7). Mais, à quoi serait due cette erreur présumée? Pour la Note, le « premier facteur » d' »ordre historico-culturel » qui « pose les prémisses d’un jugement négatif vis-à-vis d’une position philosophique et spéculative telle que la position rosminienne » fut le « projet de renouvellement des études ecclésiastiques promu par l’encyclique Æterni Patris (1879) de Léon XIII, dans la ligne de la fidélité à la pensée de saint Thomas d’Aquin« . Le second facteur fut la difficulté de comprendre la pensée de Rosmini, défunt désormais, par qui le lisait « dans la perspective néothomiste » (n. 4). Sans aucun doute la condamnation de Rosmini a mûri dans le climat de la restauration de la théologie scolastique et thomiste promus par Léon XIII… Mais posons-nous la question: quelle valeur les rédacteurs de la Note, et Jean-Paul II qui l’a approuvée, accordent-ils aux très nombreux documents du Magistère en faveur de la scolastique et de la doctrine de saint Thomas? (14). Nous supposons que, comme le Décret Post obitum, ils sont eux aussi à considérer comme « dépassés », vu que la Note ne semble pas leur reconnaître de valeur doctrinale et disciplinaire pour le temps présent (autrement les principes thomistes qui amenèrent à la condamnation de Rosmini en 1887 auraient amené une nouvelle fois à sa condamnation en 2001). La chose est particulièrement grave parce que ce n’est pas « surtout (…) contre le risque de l’éclectisme » comme l’affirme la Note (n. 4), que l’Eglise a recommandé la scholastique et le thomisme, mais aussi et spécialement contre les erreurs modernes, proclamant que le fait de s’en détacher porte un grave et dangereux préjudice à la Foi (note 14). C’est principalement au modernisme que la philosophie scolastique et la doctrine thomiste sont un obstacle, comme le rappelait saint Pie X dans l’Encyclique Pascendi: « trois choses, ils le sentent bien, leur barrent la route: la philosophie scolastique, l’autorité des Pères et la tradition, le magistère de l’Eglise. A ces trois choses ils font une guerre acharnée. (…) c’est un fait qu’avec l’amour des nouveautés va toujours de pair la haine de la méthode scolastique; et il n’est pas d’indice plus sûr que le goût des doctrines modernistes commence à poindre dans un esprit, que d’y voir naître le dégoût de cette méthode« . La Note d’un seul et même coup déclare « dépassés » les trois obstacles au modernisme: scolastique, tradition et magistère.
Autres inexactitudes de la Note
Jusqu’ici nous avons exposé les erreurs les plus graves de la Note sur Rosmini. Mais il y aurait encore beaucoup de choses à dire: voyons-en deux.
a) Le Décret de 1887 n’aurait été que l’expression d’une préoccupation !
L’embarras de la Note transparaît également dans la tentative de minimiser la condamnation (reconnue cependant comme telle) de 1887. Elle est présentée comme « une prise de distance » (n. 4), un « jugement négatif » (n. 4), exprimant « les préoccupations réelles du Magistère » (n. 5) et « les motifs de préoccupation et les difficultés doctrinales et prudentielles » (n. 7). La Note affirme en particulier que « la cohérence profonde du jugement du Magistère en ses diverses interventions en la matière est vérifiée par le fait que ce même Décret doctrinal Post obitum ne porte pas de jugement qui concernerait une négation formelle de vérités de foi de la part de l’auteur, mais porte plutôt sur le fait que le système philosophico-théologique de Rosmini était considéré comme insuffisant et inadéquat pour garder et exposer certaines vérités de la doctrine catholique, pourtant reconnues et confessées par l’auteur lui-même » (n. 5). Pourtant si on lit le Décret Post obitum, on n’y trouve rien de tout cela. S’il n’y est pas dit explicitement (mais ça n’est pas exclu) que les propositions condamnées sont hérétiques, il y est dit cependant qu’elles ne sont pas conformes à la vérité catholique, et qu’en tant que telles elles sont condamnées, proscrites et réprouvées: pas trace d’insuffisance, d’inadéquation ou de simple difficulté doctrinale et encore moins prudentielles. De même qu’elle augmente exagérément la valeur de l' »absolution » des œuvres faite en 1854, la faisant passer pour un certificat d’orthodoxie, la Note diminue de la même manière la portée de la condamnation de 1887, la déguisant en simple préoccupation prudentielle pour une doctrine insuffisante. Voilà qui ne dénote certes pas une grande honnêteté intellectuelle…
b) Les interprétations hétérodoxes de la pensée rosminienne seraient à attribuer à des non-catholiques
Toujours pour amoindrir la gravité des erreurs de Rosmini et la gravité de sa condamnation, la Note attribue les « interprétations erronées et déviantes de la pensée rosminienne » en opposition avec la foi catholique « dans une perspective idéaliste, ontologiste et subjectiviste » aux « penseurs non-catholiques » et aux « secteurs intellectuels de la culture philosophique laïciste, marquée par l’idéalisme transcendantal ou par l’idéalisme logique ou ontologique » (n. 5). Mais était-il catholique ou non catholique, l’auteur du livre Le Rosminianisme, synthèse du Panthéisme et de l’Ontologisme, écrit et publié en 1881 – avec l’approbation du Maître du sacré Palais (théologien du Pape)? Est-il possible que tous, catholiques et non catholiques se soient trompés quand ils considéraient comme hétérodoxe la pensée de Rosmini?
Les ambiguïtés de Rosmini, ou comment dorer la pilule
La Note admet, il est vrai, que la pensée de Rosmini contient ambiguïtés et équivoques. Mais si on croit qu’il en est ainsi, comment peut-on envisager la canonisation d’un penseur qui demeure ambigu et équivoque dans la Foi? Il est donc à craindre que ces concessions (la pensée de Rosmini contient des ambiguïtés) aient été faites pour « dorer la pilule », pour être bien vite oubliées et devenir ensuite « dépassées » tandis que resteront en mémoire la réhabilitation et la prochaine béatification de Rosmini.
Conclusion: un document d’importance apparemment « mineure », en réalité grave et symbolique
Certains penseront que la question dont nous venons de nous occuper est d’importance mineure, que nous avons donc perdu notre temps. Rosmini n’était pas un impie, mais un prêtre pieux; bien d’autres erreurs et autrement plus graves que la réhabilitation de Rosmini nous sont continuellement infligées. C’est vrai, il y a des faits et des documents en soi plus graves et scandaleux; mais – quoique document d’importance apparemment mineure – il n’en reste pas moins que la Note représente une réalité grave et symptomatique de l’anéantissement progressif et sournois du magistère de l’Eglise. Après le Décret Post obitum, quelle doit être la prochaine victime de l' »aggiornamento »?
Notes :
- Mgr Umberto Benigni, Storia sociale della Chiesa, vol. II, tome I, p. 216, Vallardi, Milan 1912.
- Heinrich Denzinger, Symboles et définitions de la Foi catholique…, édité par Peter Hünermann pour l’éd. originale et par Joseph Hoffman pour l’éd. fr., Ed. du Cerf, Paris 1996, p. 513.
- « Les difficultés doctrinales concernant les écrits de notre Père Fondateur peuvent être considérées comme surmontées« , lettre de la Postulation de la Cause de Béatification de Rosmini datée du 1er juillet 2001, souscrite par le Préposé général de l’Institut de la Charité, par la Supérieure générale des Sœurs de la Providence, par le Postulateur Général et le Vice-Postulateur de la Cause.
- « Le Souverain Pontife Jean-Paul II, au cours de l’audience du 8 juin 2001, accordée au soussigné cardinal Préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, a approuvé cette Note sur la valeur des décrets doctrinaux concernant la pensée et les œuvres du prêtre Antonio Rosmini Serbati, décidée en session ordinaire, et en a ordonné la publication« .
- Notre traduction française du décret Post obitum publié par La Civiltà Cattolica, année XXXIX, vol. X, série XIII, 1888, pp. 63-64.
- Les Pères de La Civiltà Cattolica ne manquèrent pas de souligner eux aussi ce point du Décret de condamnation de Rosmini: « Le même conseil [des Cardinaux] affirme qu’il eut connaissance du sens dans lequel Rosmini employa les propositions en question, et jugea que c’est dans le sens même employé par l’auteur qu’elles devaient être réprouvées, condamnées et proscrites; et c’est dans ce sens qu’elle les réprouve, les condamne et les proscrit, propositiones quæ sequuntur, in proprio auctoris sensu reprobandas, damnandas, ac proscribendas esse iudicaverit, prout hoc generali decreto reprobat, damnat, proscribit » (La Civiltà Cattolica, année 39, vol. X, série 13, 1888, pp. 269-270: Soluzione della questione rosminiana [Solution de la question rosminienne]).
- Nous ne voulons certes pas nier l’existence d’une certaine influence du contexte historique sur les textes doctrinaux en général, et, dans ce cas particulier de la condamnation de Rosmini, l’influence de la promotion du thomisme par Léon XIII, de même que nous ne voulons pas nier l’utilité de connaître le contexte historique d’un document pour sa meilleure compréhension. Mais nous nions carrément que l’examen du contexte historique et culturel d’un document du Magistère (ou de l’Ecriture Sainte) puisse autoriser à le considérer comme « dépassé » dans un autre contexte, comme si les formules doctrinales et/ou dogmatiques n’avaient pas une valeur en soi, et n’étaient qu’un produit socio-culturel d’une époque donnée. La position insinuée par la Note détruit en effet radicalement le concept même et la pérennité du Magistère ecclésiastique (et même de la Révélation divine).
- Le fait est authentique, et je l’ai trouvé en consultant les vieux numéros de La Civiltà Cattolica, « Soluzione della questione rosminiana », l.c., p. 273.
- Denzinger, op. cit. pp. 703-704.
- ASS 13 [1880/81] 92. Denzinger, op. cit., p. 704.
- La Civiltà Cattolica, « Solution de la question rosminienne », l.c., p. 261.
- Denzinger, nn. 3154-3155; ASS 14 [1981/82] 288.
- « Il est clair que si sa culpabilité avait été démontrée avec certitude, il devait être condamné; si sa culpabilité n’avait pas été démontrée, il devait être absout, c’est-à-dire relâché; (…) La certitude précitée est nécessaire à la condamnation, parce que c’est une règle de droit que nemo præsumitur reus nisi legitime probetur; ce qui vaut pour n’importe quel tribunal« . Lire à ce propos toute la p. 260 de La Civiltà Cattolica, l.c.
- Par exemple Léon XIII, Enc. Æterni Patris, DS 3139-3140 et la lettre au ministre général OFM du 27 nov. 1878; S. Pie X, Enc. Pascendi, m.p. Sacrorum antistitum, m.p. Doctoris angelici, et les 24 Thèses, DS 3601-3624; Code de droit canon, cann. 580§1 et 1366§2; Pie XI, c.ap. Deus scientiarum Dominus et Enc. Studiorum ducem, DS 3665-3667.