GRAVES DE COMMUNI RE
LETTRE ENCYCLIQUE
DE SA SAINTETÉ LE PAPE LEON XIII
A nos Vénérables Frères les Patriarches, Primats, Archevêques, Evêques et autres ordinaires en paix et communion avec le Siège Apostolique.
Vénérables Frères Salut et Bénédiction Apostolique.
Les graves discussions touchant les questions économiques générales qui, depuis longtemps, en plus d’une nation, troublent la concorde des esprits, se multiplient de jour en jour et prennent un caractère si passionné, qu’elles rendent justement hésitants et inquiets les hommes les plus prudents dans leurs jugements. D’abord soulevées par des opinions erronées, mais très répandues, d’ordre philosophique et d’ordre pratique, elles ont dans la suite emprunté un nouveau degré d’acuité aux nouveaux moyens fournis par l’industrie à notre époque, à la rapidité des communications et aux combinaisons qui ont permis de diminuer le travail et d’augmenter le gain.
Enfin, les passions d’hommes turbulents ayant jeté la discorde entre les riches et les prolétaires, les choses en sont venues au point que les États, agités par des troubles plus fréquents, paraissent encore exposés à de grandes calamités.
Pour Nous, dès le début de Notre pontificat, Nous avons bien compris quels dangers menaçaient de ce côté la société civile, et Nous avons cru de Notre devoir d’avertir publiquement les catholiques des erreurs profondes cachées dans les doctrines du socialisme et des dangers qu’elles faisaient courir, non seulement aux biens extérieurs, mais aussi à la probité des mœurs et à la religion. C’est le but que visait Notre Lettre Encyclique Quod Apostolici muneris, que Nous avons publiée le 28 décembre 1878.
Mais ces dangers devenant de jour en jour plus menaçants, au préjudice croissant des intérêts privés et publics, Nous Nous sommes efforcé une seconde fois d’y pourvoir avec plus de zèle. Dans Notre Encyclique Rerum novarum, en date du 15 mai 1891, Nous avons traité longuement des droits et des devoirs grâce auxquels les deux classes de citoyens, celle qui apporte le capital et celle qui apporte le travail, doivent s’accorder entre elles.
Nous avons montré en même temps, d’après les préceptes de l’Évangile, les remèdes qui nous ont paru les plus utiles à défendre la cause de la justice et de la religion, et à écarter tout conflit entre les classes de la société.
Grâce à Dieu, Notre confiance n’a pas été vaine. En effet, poussés par la force de la vérité, ceux-là mêmes que leurs idées séparent des catholiques ont rendu à l’Église cet hommage qu’elle étend sa sollicitude à toutes les classes de l’échelle sociale, et surtout à celles qui se trouvent dans une condition malheureuse.
Assez abondants ont été les fruits que les catholiques ont retirés de Nos enseignements. Ils n’y ont pas seulement puisé des encouragements et des forces pour continuer les bonnes œuvres déjà entreprises, mais ils leur ont encore emprunté la lumière qu’ils désiraient, et grâce à laquelle ils ont pu s’appliquer, avec plus d’assurance et de succès, à l’étude des questions de ce genre. Aussi est-il arrivé que les dissentiments qui existaient entre eux ont en partie disparu ou qu’il s’est produit une sorte de trêve et d’apaisement. Sur le terrain de l’action, le résultat a été que, pour prendre plus à cœur les intérêts des prolétaires, surtout là où ils étaient particulièrement lésés, nombre de nouvelles initiatives se sont produites ou d’utiles améliorations se sont poursuivies, grâce à un esprit de suite constant. Signalons ces secours offerts aux ignorants sous le nom de secrétariats du peuple, les caisses rurales de crédit, les mutualités d’assistance ou de secours en cas de malheur, les associations d’ouvriers, et d’autres sociétés ou œuvres de bienfaisance du même genre.
De la sorte, sous les auspices de l’Église, il s’est établi entre les catholiques une communauté d’action et une série d’œuvres destinées à venir en aide au peuple, exposé aux pièges et aux périls non moins souvent qu’à l’indigence et aux labeurs.
Au commencement, cette sorte de bienfaisance populaire ne se distinguait ordinairement par aucune appellation spéciale. Le terme de socialisme chrétien, introduit par quelques-uns, et d’autres expressions dérivées de celle-là, sont justement tombées en désuétude. Il plut ensuite à certains, et à bon droit, de l’appeler action chrétienne populaire. En certains endroits, ceux qui s’occupent de ces questions sont dits chrétiens sociaux. Ailleurs, la chose elle-même est appelée démocratie chrétienne, et ceux qui s’y adonnent sont les démocrates chrétiens ; au contraire, le système défendu par les socialistes est désigné sous le nom de démocratie sociale.
Or, des deux dernières expressions énoncées ci-dessus, si la première, « chrétiens sociaux », ne soulève guère de réclamations, la seconde, « démocratie chrétienne », blesse beaucoup d’honnêtes gens, qui lui trouvent un sens équivoque et dangereux, ils se défient de cette dénomination pour plus d’un motif. Ils craignent que ce mot ne déguise mal le gouvernement populaire ou ne marque en sa faveur une préférence sur les autres formes de gouvernement. Ils craignent que la vertu de la religion chrétienne ne semble comme restreinte aux intérêts du peuple, les autres classes de la société étant, en quelque sorte, laissées de côté. Ils craignent enfin que, sous ce nom trompeur, ne se cache quelque dessein de décrier toute espèce de pouvoir légitime, soit civil, soit sacré.
Comme à ce propos il y a couramment des discussions déjà trop prolongées et parfois trop vives, la conscience de Notre charge nous avertit de poser des bornes à cette controverse en définissant quelles doivent être les idées des catholiques en cette matière. De plus, Nous avons l’intention de leur tracer quelques règles qui rendent leur action plus étendue et beaucoup plus profitable à la société.
Que prétend la démocratie sociale, et quel doit être le but de la démocratie chrétienne ? Il ne peut y avoir de doute sur ce point. L’une, en effet – qu’on se laisse aller à la professer avec plus ou moins d’excès – est poussée par un grand nombre de ses adeptes à un tel point de perversité, qu’elle ne voit rien de supérieur aux choses de la terre, qu’elle recherche les biens corporels et extérieurs, et qu’elle place le bonheur de l’homme dans la poursuite et la jouissance de ces biens.
C’est pour cela qu’ils voudraient que, dans l’État, le pouvoir appartînt au peuple. Ainsi, les classes sociales disparaissant et les citoyens étant tous réduits au même niveau d’égalité, ce serait l’acheminement vers l’égalité des biens ; le droit de propriété serait aboli, et toutes les fortunes qui appartiennent aux particuliers, les instruments de production eux-mêmes, seraient regardés comme des biens communs.
Au contraire, la démocratie chrétienne, par le fait seul qu’elle se dit chrétienne, doit s’appuyer sur les principes de la foi divine comme sur sa propre base. Elle doit pourvoir aux intérêts des petits, sans cesser de conduire à la perfection qui leur convient les âmes créées pour les biens éternels. Pour elle, il ne doit y avoir rien de plus sacré que la justice ; il lui faut garder à l’abri de toute atteinte le droit de propriété et de possession, maintenir la distinction des classes qui, sans contredit, est le propre d’un État bien constitué ; enfin, il faut qu’elle accepte de donner à la communauté humaine une forme et un caractère en harmonie avec ceux qu’a établis le Dieu créateur.
Il est donc évident que la démocratie sociale et la démocratie chrétienne n’ont rien de commun ; il y a entre elles toute la différence qui sépare le système socialiste de la profession de la foi chrétienne.
Mais il serait condamnable de détourner à un sens politique le terme de démocratie chrétienne. Sans doute, la démocratie, d’après l’étymologie même du mot et l’usage qu’en ont fait les philosophes, indique le régime populaire ; mais, dans les circonstances actuelles, il ne faut l’employer qu’en lui ôtant tout sens politique, et en ne lui attachant aucune autre signification que celle d’une bienfaisante action chrétienne parmi le peuple. En effet, les préceptes de la nature et de l’Évangile étant, par leur autorité propre, au-dessus des vicissitudes humaines, il est nécessaire qu’ils ne dépendent d’aucune forme de gouvernement civil ; ils peuvent pourtant s’accommoder de n’importe laquelle de ces formes, pourvu qu’elle ne répugne ni à l’honnêteté ni à la justice.
Ils sont donc et ils demeurent pleinement étrangers aux passions des partis et aux divers événements, de sorte que, quelle que soit la constitution d’un État, les citoyens peuvent et doivent observer ces mêmes préceptes qui leur commandent d’aimer Dieu par-dessus toutes choses et leur prochain comme eux-mêmes. Telle fut la perpétuelle discipline de l’Église ; c’est celle qu’appliquèrent toujours les Pontifes romains vis-à-vis des États, quelle que fût pour ceux-ci la forme de gouvernement.
Ceci étant posé, les intentions et l’action des catholiques qui travaillent au bien des prolétaires ne peuvent, à coup sûr, jamais tendre à préférer un régime civil à un autre ni à lui servir comme de moyen de s’introduire.
De la même façon, il faut mettre la démocratie chrétienne à couvert d’un autre grief : à savoir qu’elle consacre ses soins aux intérêts des classes inférieures, mais en paraissant laisser de côté les classes supérieures, dont l’utilité n’est pourtant pas moindre pour la conservation et l’amélioration de l’État. Cet écueil est évité grâce à la loi chrétienne de charité dont Nous avons parlé plus haut. Celle-ci ouvre ses bras pour accueillir tous les hommes, quelle que soit leur condition, comme étant les enfants d’une seule et même famille, créés par le même Père très bon, rachetés par le même Sauveur et appelés au même héritage éternel.
Certes, c’est bien la doctrine et l’exhortation de l’Apôtre : « Soyez un seul corps et un seul esprit, comme vous avez été appelés à une seule espérance dans votre vocation. Il y a un seul Seigneur, une seule foi et un seul baptême, un seul Dieu et Père, qui est au-dessus de tous, et au milieu de toutes choses et en nous tous. » (1) Aussi, à cause de l’union naturelle du peuple avec les autres classes de la société, union dont la fraternité chrétienne rend les liens encore plus étroits, ces classes elles-mêmes ressentent l’influence de tous les soins empressés apportés au soulagement du peuple, d’autant plus que, pour obtenir un bon résultat, il est convenable et nécessaire qu’elles soient appelées à prendre leur part d’action comme Nous l’expliquerons plus loin.
Loin de nous aussi la pensée de cacher sous le terme de démocratie chrétienne l’intention de rejeter toute obéissance et de dédaigner les supérieurs légitimes. Respecter ceux qui, à un degré quelconque, ont l’autorité dans l’État, et leur obéir, quand ils commandent des choses justes, la loi naturelle et la loi chrétienne nous en font une égale obligation. Mais pour que cette soumission soit tout à la fois digne d’un homme et digne d’un chrétien, il faut la témoigner du fond du cœur, par devoir, « par conscience », comme nous en a avertis l’Apôtre, lorsqu’il a formulé ce précepte : « Que toute âme soit soumise aux puissances supérieures. » (2) Il est aussi incompatible avec la profession de vie chrétienne de ne vouloir ni se soumettre, ni obéir à ceux que leur rang met à la tête de l’Église en leur donnant l’autorité, et tout d’abord aux évêques qui, sans aucune diminution du pouvoir universel du Pontife romain, « ont été établis par l’Esprit Saint pour gouverner l’Église de Dieu, qu’il a acquise par son sang. » (3) Penser ou agir autrement, ce serait prouver qu’on a oublié le précepte très important du même Apôtre : « Obéissez à vos supérieurs et soyez-leur soumis, car ce sont eux qui veillent comme devant rendre compte de vos âmes. » (4)
Ces paroles, il est de la plus grande importance que tous les fidèles les gravent au fond de leur cœur et s’appliquent à les mettre en pratique dans toutes les circonstances de leur vie. Que les ministres sacrés les méditent très attentivement et ne cessent pas d’en persuader les autres, non seulement par leurs exhortations, mais surtout par leurs exemples.
Après avoir rappelé ces principes que Nous avons déjà, à l’occasion, mis en lumière d’une façon spéciale, Nous espérons voir disparaître tous les dissentiments relatifs au terme de démocratie chrétienne et s’évanouir tous les soupçons de danger, quant à la chose elle-même exprimée par ce mot.
Et Notre espoir est bien légitime. Car, réserve faite des opinions de certains hommes sur la puissance et la portée d’une telle démocratie chrétienne, opinions qui ne sont pas exemptes de quelques excès ou de quelque erreur, il ne se trouvera personne pour blâmer un zèle qui, selon la loi naturelle et la loi divine, n’a d’autre objet que d’amener à une situation plus tolérable ceux qui vivent du travail de leurs mains, de les mettre à même petit à petit d’assurer leur avenir, de pouvoir librement, au foyer comme en public, pratiquer la vertu et remplir leurs devoirs religieux, de sentir qu’ils sont des hommes et non des animaux, des chrétiens et non des païens, de se porter enfin avec plus de facilité et d’ardeur vers ce bien unique et nécessaire, vers ce bien suprême pour lequel nous sommes nés. Voilà le but, voilà la tâche de ceux qui voudraient voir le peuple relevé à temps par l’esprit chrétien et préservé du fléau du socialisme.
Nous venons, en passant, de rappeler la pratique des vertus et des devoirs religieux, et ce n’est pas sans intention. Certains hommes, en effet, professent l’opinion, et elle se répand parmi le peuple, que la question sociale, comme on dit, n’est qu’une question économique. Il est très vrai, au contraire, qu’elle est avant tout une question morale et religieuse, et que, pour ce même motif, il faut surtout la résoudre d’après les règles de la morale et le jugement de la religion. Admettons, en effet, que le salaire des ouvriers soit doublé, que la durée du travail soit réduite ; admettons même que les denrées soient à bas prix. Eh bien, si l’ouvrier, selon l’usage, prête l’oreille à des doctrines et s’inspire d’exemples qui le poussent à s’affranchir du respect envers Dieu et à se livrer à la dépravation des mœurs, il est inévitable qu’il voie ses ressources et le fruit même de ses travaux se dissiper.
L’expérience et la pratique montrent que, malgré la durée assez courte de leur travail et le prix assez élevé de leur salaire, la plupart des ouvriers de mœurs corrompues et sans principes religieux mènent une vie gênée et misérable.
Enlevez aux âmes les sentiments que sème et cultive la sagesse chrétienne ; enlevez-leur la prévoyance, la tempérance, la patience et les autres bonnes habitudes naturelles, vains seront vos plus laborieux efforts pour atteindre la prospérité. Tel est précisément le motif pour lequel Nous n’avons jamais engagé les catholiques à entrer dans des associations destinées à améliorer le sort du peuple ni à entreprendre des œuvres analogues, sans les avertir en même temps que ces institutions devaient avoir la religion pour inspiratrice, pour compagne et pour appui.
L’intérêt qui attire les catholiques vers les prolétaires paraît d’autant plus digne d’éloges, qu’il trouve, pour s’exercer, le même terrain où l’on vit sans interruption et avec succès, sous l’inspiration bienveillante de l’Église, s’engager les luttes d’une charité active, ingénieuse et appropriée aux époques.
Cette loi de charité mutuelle, qui est comme le couronnement de la loi de justice, ne nous ordonne pas seulement d’accorder à chacun ce qui lui est dû et de n’entraver l’exercice d’aucun droit ; elle nous commande encore de nous rendre de mutuels services « non de paroles, ni de bouche, mais en action et en vérité. » (5) Elle veut que nous nous rappelions les paroles très affectueusement adressées par le Christ à ses disciples : « Je vous donne un commandement nouveau, celui de vous aimer les uns les autres ; comme je vous ai aimés, ainsi aimez-vous les uns les autres. À ceci tous connaîtront que vous êtes mes disciples, si vous avez de l’amour les uns pour les autres. » (6) Assurément, cet empressement à servir les autres doit d’abord se préoccuper du bien éternel des âmes ; cependant, il ne doit en aucune façon négliger ce qui est nécessaire ou utile à la vie.
À ce sujet, il convient de rappeler que, quand les disciples de Jean-Baptiste demandèrent au Christ : « Êtes-vous celui qui doit venir ou devons-nous en attendre un autre ? » (7) il invoqua comme preuve de la mission qui lui était confiée parmi les hommes ce point capital de la charité, faisant appel au témoignage d’Isaïe : « Les aveugles voient, les boiteux marchent, les lépreux sont purifiés, les sourds entendent, les morts ressuscitent, la bonne nouvelle est annoncée aux pauvres. » (8)
Le même Jésus, parlant du jugement dernier, des récompenses et des châtiments à décerner, déclara qu’il ferait particulièrement cas de la charité que les hommes se seraient mutuellement témoignée. Dans ces paroles du Christ, il y a lieu d’admirer comment, passant sous silence les œuvres de miséricorde accomplies pour le soulagement de l’âme, il n’a rappelé que les devoirs de charité extérieure, et cela comme s’ils s’adressaient à lui-même : « J’ai eu faim et vous m’avez donné à manger ; j’ai eu soif et vous m’avez donné à boire ; j’étais étranger et vous m’avez recueilli ; j’étais nu et vous m’avez vêtu ; j’étais malade et vous m’avez visité ; j’étais en prison et vous êtes venus vers moi. » (9)
À ces enseignements, qui mettent en honneur deux sortes de charité, l’une visant le bien de l’âme, l’autre celui du corps, le Christ, nul ne l’ignore, joignit ses propres exemples d’un incomparable éclat. C’est ici qu’il est doux de rappeler cette parole tombée de son cœur paternel : « Je suis ému de compassion pour cette foule, » (10) et sa volonté d’être secourable, égale à son pouvoir manifesté à l’occasion par des miracles. L’éloge de sa miséricordieuse compassion se trouve dans ces mots : « Il passa en faisant le bien et en guérissant tous ceux qui étaient sous l’empire du diable. » (11)
Cette science de la charité, que le Christ leur avait transmise, les apôtres d’abord la mirent en pratique et s’y appliquèrent avec un zèle religieux. Après eux, ceux qui embrassèrent la foi chrétienne prirent l’initiative de créer une foule d’institutions variées pour le soulagement des misères de toute nature qui affligent l’humanité.
Ces institutions, perpétuellement en voie de progrès, sont la propriété, la gloire et l’ornement de la religion chrétienne et de la civilisation à laquelle elle a donné naissance. Aussi, les hommes d’un jugement droit ne peuvent assez les admirer, étant donné surtout le penchant si prononcé de chacun de nous à chercher d’abord ses intérêts et à mettre au second rang ceux des autres.
Du nombre de ces bienfaits, on ne doit pas retrancher la distribution de petites sommes consacrées à l’aumône. C’est l’aumône que le Christ a en vue quand il dit : « De ce qui vous reste, faites l’aumône. » (12)
Sans doute, les socialistes la condamnent et veulent la voir disparaître comme injurieuse à la dignité humaine. Pourtant, si elle est faite selon les préceptes de l’Évangile et d’une manière chrétienne (13), elle n’a rien qui puisse ou entretenir l’orgueil de ceux qui donnent ou faire rougir ceux qui reçoivent. Loin d’être déshonorante pour l’homme, elle favorise les rapports sociaux, en resserrant les liens que crée l’échange des services. Il n’est pas d’homme si riche qui n’ait besoin d’un autre ; il n’est pas d’homme si pauvre qui ne puisse en quelque chose être utile à autrui.
Il est naturel que les hommes se demandent avec confiance et se prêtent avec bienveillance un mutuel appui. Ainsi, la justice et la charité, étroitement liées entre elles sous la loi juste et douce du Christ, maintiennent dans un merveilleux équilibre l’organisme de la société humaine, et, par une sage prévoyance, amènent chacun des membres de cet organisme à concourir au bien particulier et au bien commun.
Mais une des gloires de la charité, c’est non seulement de soulager les misères du peuple par des secours passagers, mais surtout par un ensemble d’institutions permanentes. De cette façon, en effet, les nécessiteux y trouveront une garantie plus sûre et plus efficace. Aussi est-il digne de tous éloges le dessein de former à l’économie et à la prévoyance les artisans ou les ouvriers et d’obtenir qu’avec le temps ils assurent eux-mêmes, au moins en partie, leur avenir.
Un tel but n’ennoblit pas seulement le rôle des riches envers les prolétaires, il ennoblit les prolétaires eux-mêmes, car, en excitant ces derniers à se préparer un sort plus heureux, il les détourne d’une foule de dangers, les met à l’abri des mauvaises passions et leur facilite la pratique de la vertu. Puisqu’une influence ainsi exercée présente tant d’avantages et convient si parfaitement à notre époque, n’y a-t-il pas là de quoi tenter le zèle charitable et avisé des gens de bien ?
Qu’il soit donc établi que cet empressement des catholiques à soulager et à relever le peuple est pleinement conforme à l’esprit de l’Église et qu’il répond à merveille aux exemples qu’elle n’a cessé de donner à toutes les époques. Quant aux moyens qui contribuent à ce résultat, peu importe qu’on les désigne sous le nom d’action chrétienne populaire ou sous celui de démocratie chrétienne, pourvu que les enseignements émanés de Nous soient observés intégralement avec la déférence qui leur est due. Mais ce qui importe par-dessus tout, c’est que, dans une affaire si capitale, il y ait chez les catholiques unité d’esprit, unité de volonté, unité d’action.
Il n’est pas non plus de moindre importance que cette action grandisse et se développe grâce au nombre croissant des hommes qui s’y dévoueront et des ressources abondantes dont elle pourra disposer.
On doit surtout faire appel au bienveillant concours de ceux à qui leur situation, leur fortune, leur culture d’esprit ou leur culture morale assurent dans la société plus d’influence. À défaut de ce concours, à peine est-il possible de faire quelque chose de vraiment efficace pour améliorer, comme on le voudrait, la vie du peuple.
Le moyen le plus sûr et le plus rapide d’y arriver est que les citoyens le plus haut placés mettent en commun les énergies d’un zèle qui sait se multiplier. Nous voudrions les voir réfléchir qu’il ne leur est pas loisible de se préoccuper ou de se désintéresser à leur gré du sort des petits, mais qu’un devoir rigoureux les oblige à s’en occuper.
Car, dans la société, chacun ne vit pas seulement pour ses propres intérêts, mais pour les intérêts communs. Si donc quelques-uns sont impuissants à augmenter pour leur part la somme du bien commun, ceux qui en ont les moyens doivent y contribuer plus largement.
Quelle est l’étendue de ce devoir ? Il se mesure à la grandeur des biens que l’on a reçus, et c’est en raison de l’étendue de ces biens que Dieu, le souverain bienfaiteur de qui on les tient, a le droit d’en demander un compte plus rigoureux. Ce devoir nous est aussi rappelé par les fléaux qui, à défaut du remède opportun qui les eût conjurés, déchaînent parfois leurs rigueurs sur toutes les classes de la société. Par conséquent, négliger les intérêts de la classe souffrante, c’est faire preuve d’imprévoyance pour soi-même et pour la société.
Si cette action sociale, d’un caractère chrétien, se développe et s’affermit sans altération, qu’on se garde bien de croire que les autres institutions, dont l’existence et la prospérité sont dues à la piété et à la prévoyance de nos aïeux, vont végéter ou périr, absorbées en quelque sorte par de nouvelles institutions. Anciennes et nouvelles, nées d’une même inspiration religieuse et charitable, elles n’ont rien qui les oppose les unes aux autres ; elles peuvent donc facilement vivre côte à côte, et allier si heureusement leur action que, par une émulation de services, elles apportent aux besoins du peuple un appoint très opportun et opposent une digue aux dangers toujours plus alarmants qui le menacent.
Oui, la situation le réclame, et le réclame impérieusement ; il nous faut des cœurs audacieux et des forces compactes. Certes, elle est assez étendue, la perspective des misères qui sont devant nos yeux ; elles sont assez redoutables, les menaces de perturbations funestes que tiennent suspendue sur nos têtes la force toujours croissante des socialistes.
Ceux-ci se glissent habilement au sein de la société. Dans les ténèbres de leurs conventicules secrets comme en plein jour, par la parole et par la plume, ils poussent la multitude à la révolte. Affranchis des enseignements de l’Église, ils ne s’inquiètent pas des devoirs, n’exaltent que les droits. Ils font appel à des foules chaque jour grossissantes de malheureux, que les difficultés de l’existence rendent plus accessibles à leurs mensonges et plus ardentes à embrasser leurs erreurs.
L’avenir de la société et de la religion est en jeu. Sauvegarder l’honneur de l’une et de l’autre, c’est le devoir sacré de tous les gens de bien.
Pour que cet accord des volontés se maintienne comme il est désirable, il faut aussi s’abstenir de tous les sujets de dissensions qui blessent et divisent les esprits. Par conséquent, dans les publications périodiques, comme dans les réunions populaires, qu’on se taise sur certaines questions trop subtiles et presque sans utilité. Ces questions, difficiles à démêler, demandent encore, pour être comprises, une certaine portée d’intelligence et une application peu commune.
Sans doute, elle est dans la nature de l’homme cette variété d’opinions qui rend les esprits hésitants sur tant de points, et cette diversité de jugements que portent les divers esprits. Cependant, quand on discute des questions encore incertaines, il sied bien à ceux qui cherchent loyalement la vérité de garder l’égalité d’âme, la modestie et les égards mutuels ; autrement, les divergences d’opinions risqueraient d’entraîner les divergences de volontés.
Quelle que soit d’ailleurs l’opinion que l’on embrasse dans les questions où le doute est possible, que l’on soit toujours dans la disposition d’être très religieusement attentif aux enseignements du Siège apostolique.
Cette action des catholiques, quelle qu’elle soit, s’exercera avec une efficacité plus grande, si toutes leurs associations, réserve faite des droits et règlements de chacune d’elles, agissent sous une seule et unique direction qui leur communiquera l’impulsion première et le mouvement.
Ce rôle, Nous voulons qu’il soit rempli en Italie par cet Institut des Congrès et Assemblées catholiques maintes fois loué par Nous, œuvre à laquelle Notre prédécesseur et Nous-même avons confié le soin d’organiser l’action commune des catholiques sous les auspices et la direction des évêques.
Qu’il en soit de même chez les autres nations, s’il s’y trouve quelque assemblée principale de ce genre à qui ce mandat ait été légitimement confié.
Dans tout cet ordre de choses, si intimement lié aux intérêts de l’Église et du peuple chrétien, quels ne doivent pas être, on le comprend, les efforts de ceux qui sont voués aux fonctions sacrées, et quelles ressources variées de doctrine, de prudence et de charité ne doivent-ils pas mettre en œuvre pour y réussir ! Qu’il soit opportun d’aller au peuple et de se mêler à lui pour lui faire du bien, en tenant compte des temps et des circonstances, c’est ce qu’il Nous a paru bon d’affirmer à diverses reprises dans Nos entretiens avec des membres du clergé. Plus souvent encore, dans des lettres adressées au cours de ces dernières années à des évêques et à d’autres personnes de l’ordre ecclésiastique (14), Nous avons loué cette sollicitude affectueuse pour le peuple, et Nous avons dit qu’elle appartenait tout particulièrement au clergé des deux ordres, séculier et régulier.
Pourtant, à l’exemple des saints, que les prêtres apportent à l’accomplissement de cette tâche beaucoup de précautions et de prudence. François, ce grand pauvre, cet humble entre tous, Vincent de Paul, ce père des malheureux, et bien d’autres, dont le souvenir est vivant dans toute l’Église, savaient concilier leurs soins incessants pour le peuple avec l’habitude de ne jamais se laisser absorber plus que de raison par les choses du dehors et de ne pas s’oublier eux-mêmes ; ils travaillaient avec une égale ardeur à orner leur âme de toutes les vertus qui mènent à la perfection.
Il est un point sur lequel Nous voulons insister davantage et qui permettra, non seulement aux ministres du culte, mais à tous les hommes dévoués à la classe populaire, de lui rendre, et sans beaucoup de peine, de précieux services. Qu’ils s’appliquent donc, animés d’un même zèle et en temps opportun, à faire pénétrer dans l’âme du peuple, en des entretiens tout fraternels, les principales maximes que voici : se tenir toujours en garde contre les séditions et les séditieux ; respecter comme inviolables les droits d’autrui ; accorder de bon gré aux maîtres le respect qu’ils méritent et fournir le travail qui leur est dû ; ne pas prendre en dégoût la vie domestique, si riche en biens de toute sorte ; avant tout, pratiquer la religion et lui demander une consolation certaine dans les difficultés de la vie.
Pour mieux graver ces principes, quel secours ne trouve-t-on pas à rappeler le modèle si parfait de la Sainte Famille de Nazareth, et à en recommander la dévotion si puissante ; à proposer les exemples de ceux qui se sont servis de l’humilité même de leur condition pour s’élever aux sommets de la vertu ; ou encore à entretenir chez le peuple l’espérance de la récompense éternelle dans une vie meilleure ! Enfin, Nous renouvelons un dernier avertissement et Nous y insistons encore. Quelles que soient les initiatives conçues et réalisées dans cet ordre de choses par des hommes, soit isolés, soit associés, qu’ils n’oublient pas la soumission profonde due à l’autorité des évêques. Qu’ils ne se laissent pas tromper par les ardeurs d’un zèle excessif. Le zèle qui pousse à se départir de l’obéissance due aux pasteurs n’est ni pur, ni d’une efficacité sérieusement utile, ni agréable à Dieu. Ce que Dieu aime, c’est le bon esprit de ceux qui, sacrifiant leurs idées personnelles, écoutent les ordres des chefs de l’Église comme les ordres de Dieu lui-même. Ceux-là, il les assiste volontiers dans leurs desseins les plus difficiles, et sa bonté mène d’ordinaire leurs entreprises au succès désiré.
Il faut ajouter à cela les exemples d’une vie conforme aux doctrines, qui montre surtout le chrétien ennemi de l’oisiveté et des plaisirs, prêt à donner amicalement de son abondance pour soulager les besoins d’autrui, constant et inébranlable dans les épreuves. Ces exemples sont d’un grand poids pour exciter chez le peuple de salutaires dispositions, et ils sont encore plus efficaces, lorsqu’ils sont l’ornement des citoyens plus influents et plus haut placés.
Voilà, Vénérables Frères, les choses qui doivent faire l’objet de tous vos soins en temps opportun, suivant les nécessités des hommes et des lieux ; Nous vous exhortons à y appliquer votre prudence et votre zèle et à échanger vos vues à ce sujet dans vos réunions d’usage. Que votre sollicitude soit en éveil de ce côté, et que votre autorité garde toute sa vigueur pour diriger, pour retenir, pour empêcher, de façon que, sous aucun prétexte de bien à faire, les liens de la discipline sacrée ne se relâchent et que l’ordre hiérarchique établi par le Christ dans son Église ne soit troublé en rien.
Que, grâce au concours loyal, harmonieux et croissant de tous les catholiques, il soit de plus en plus évident que la tranquillité de l’ordre et la vraie prospérité des peuples sont d’autant plus florissantes que l’Église en est l’inspiratrice et l’appui. C’est à elle qu’est confiée la tâche, sainte entre toutes, d’avertir chacun de son devoir selon les préceptes chrétiens, d’unir les riches et les pauvres dans une fraternelle charité, de relever et de fortifier les courages au milieu des épreuves de l’adversité.
Que Nos prescriptions et Nos désirs trouvent leur confirmation dans cette exhortation de saint Paul aux Romains, toute remplie de charité apostolique : « Je vous en supplie… Réformez-vous dans la nouveauté de vos sentiments… Que celui qui donne, le fasse avec simplicité ; que celui qui est à la tête, y déploie sa sollicitude ; que celui qui exerce les œuvres de miséricorde les exerce avec joie. Que votre charité soit sans feinte. Ayez le mal en horreur, attachez-vous au bien. Aimez-vous les uns les autres d’un amour fraternel. Prévenez-vous par des égards mutuels. Ne soyez point inactifs dans la sollicitude, réjouissez-vous dans l’espérance ; soyez patients dans la tribulation, persévérants dans la prière. Faites participer à vos biens les fidèles dans le besoin ; pratiquez l’hospitalité. Réjouissez-vous avec ceux qui sont dans la joie, pleurez avec ceux qui pleurent. Unissez-vous tous dans les mêmes sentiments. Ne rendez à personne le mal pour le mal. Veillez à faire le bien, non seulement devant Dieu, mais aussi devant tous les hommes. » (15)
Comme gage de ces biens, recevez la bénédiction apostolique. Nous vous l’accordons très affectueusement dans le Seigneur, à vous, Vénérables Frères, à votre clergé, et à votre peuple.
Donné à Rome, près Saint-Pierre, le 18 janvier de l’année 1901, de Notre Pontificat la vingt-troisième.
Notes :
1) Ep. 4, 4-6.
2) Rm 13, 1.5.
3) Ac 20, 28.
4) He 13, 17.
5) 1 Jn 3, 18.
6) Jn 13, 34-35.
7) Mt 11, 3.
8) Mt 11, 4-5.
9) Mt 25, 35-36.
10) Mc 8, 2.
11) Ac 10, 38.
12) Lc 11,41.
13) Mt 6, 2-4.
14) Au Ministre Général des Frères Mineurs, 25 novembre 1898.
15) Rm 12, 1-17.