A propos de certaines prophéties et révélations privées

(Extrait de Sodalitium n°48)

Par M. l’abbé Francesco Ricossa

 

C’est sur la fidélité à l’Écriture Sainte, à la Tradition et au Magistère de l’Église, unique interprète authentique et infaillible de la Révélation qu’est fondé notre refus du Concile Vatican II. Or dans les milieux “traditionalistes”, il ne manque pas de gens pour s’appuyer aussi (bien que non principalement) sur des prophéties et des révélations privées qui confirmeraient notre position. Dans cet article, Sodalitium entend dire quelques mots à propos d’une de ces prophéties, de “découverte” et de diffusion récente surtout dans les milieux “sédévacantistes”. Il s’agit d’une Prédiction du Bienheureux Père François sur la survenue d’un grand schisme dans l’Église et d’une tribulation future. Dans cette prophétie on trouve des expressions qui ne sont pas sans impressionner, étant donnée la situation actuelle de l’Église. On lit par exemple dans la prophétie attribuée à saint François : “le pouvoir des démons sera délié plus que d’ordinaire, la pureté de notre ordre religieux et des autres sera tachée, déformée à tel point que très peu de chrétiens obéiront d’un cœur sincère et avec une charité parfaite au vrai Souverain Pontife et à l’Église Romaine. Au moment décisif de cette tribulation, quelqu’un de non canoniquement élu, élevé au Pontificat suprême, s’efforcera par tous les moyens de communiquer à beaucoup le venin mortel de son erreur. (…) La sainteté de vie sera tournée en dérision par ceux précisément qui ne la professeront qu’extérieurement, aussi Notre-Seigneur Jésus-Christ leur enverra-t-il non pas un digne pasteur, mais un exterminateur”. Que penser de cette prophétie et de son rapport avec l’actualité ?

I. La prédiction “de saint François”

La source d’où a été tirée la prédiction attribuée à saint François est la suivante: Sancti Francisci Assisiatis seraphici minorum patriarcæ opera omnia, col. 429-430, éd. Imprimerie de la Bibliothèque Ecclésiastique, Paris 1880. Malheureusement je n’ai pas pu consulter le volume en question, aussi dois-je me limiter à faire des hypothèses. Et tout d’abord à mon avis cette “prédiction” de saint François est apocryphe, le Saint n’en est pas l’auteur, mais elle lui a été attribuée. Aux raisons de critique interne, j’ajoute le fait que je ne l’ai retrouvée dans aucun des deux recueils d’œuvres complètes en ma possession contenant chacun les œuvres bien peu nombreuses à dire vrai de saint François, et qui sont: Les opuscules de Saint François (éditions franciscaines, Paris 1956) et Fonti francescane (ed. Messaggero, Padova, IV ed. 1990). Si, comme il semblerait, la “prédiction” est un apocryphe, reste à savoir à qui l’attribuer. Qui connaît l’histoire de l’ordre franciscain n’éprouvera pas de difficulté à trouver la réponse. Tous savent que, du vivant même de saint François, il y eut division entre les frères à propos de la pratique de la pauvreté. Les uns, appelés d’abord “spirituels” et ensuite “fraticelles”, dépassèrent souvent les limites de l’orthodoxie et furent condamnés pour schisme et hérésie. Certains d’entre eux, comme Ubertin de Casale, protestèrent en 1294 “contre l’abdication de Célestin V, ‘procurée par fraude’ et contre ‘l’usurpation’ de son successeur” Boniface VIII (H. de Lubac, La postérité spirituelle de Joachim de Flore, Lethielleux, Paris 1978, vol. I, p. 105), considéré donc comme Pape illégitime et non canoniquement élu. Plus tard, les “fraticelles de l’opinion” soutinrent qu’en promulguant les Bulles Quorundam exigit et Sancta Romana de 1317, Gloriosam Ecclesia de 1318 et Cum inter nonnullos de 1323 condamnant les “spirituels” et déclarant hérétique quiconque soutenait que le Christ et ses disciples ne possédaient rien, pas même en commun, le Pape Jean XXII était tombé dans l’hérésie: “les plus hostiles refusaient de le reconnaître comme pape; ils le dénonçaient comme l’Antichrist mystique” (DE LUBAC, op. cit., p. 115; Enc. Cattolica, rubrique: Fraticelli; DS 912, Bolla Gloriosam Ecclesiam ). Ils ne s’en tinrent pas là: en 1328, ils s’alliaient avec l’empereur Louis de Bavière et élisaient “pape” un frère franciscain, Pierre de Corbière, sous le nom de Nicolas V. “ Le 19 février [1329], à la cathédrale [de Pise] Nicolas présida une étrange célébration durant laquelle un fantoche de paille vêtu d’habits pontificaux, figurant Jean XXII, fut formellement condamné, dégradé et livré au bras séculier” (J. Kelly, Vite dei papi, Piemme, Casale M. 1995, p. 367). Du parti de Louis de Bavière et de son antipape se rangèrent Guillaume d’Occam, le général franciscain déposé, Michel de Cesene, Marsilio de Padoue (condamné en 1327). La canonisation de saint Thomas (considérée comme Caïn par certains d’entre eux, cf. de Lubac, p. 116) prononcée par Jean XXII, fit accroître leur indignation. Un grand nombre d’entre eux furent incarcérés, certains furent livrés au bras séculier et brûlés sur le bûcher, tandis que l’Antipape se soumettait en 1330.

A la lumière de ce contexte, les paroles de la soi-disant prophétie de Saint François s’éclairent: “la pureté de notre ordre religieux et des autres sera altérée, au point que peu de Chrétiens voudront obéir au vrai Souverain Pontife [Célestin V ou Nicolas V] et à l’Église Romaine (…). Au moment décisif de cette tribulation quelqu’un de non canoniquement élu, élevé au Pontificat Suprême [Boniface VIII ou Jean XXII] s’efforcera par tous les moyens de communiquer à beaucoup le venin mortel de son erreur. (…) Notre ordre sera divisé [allusion aux luttes entre ‘spirituels’ et ‘conventuels’] (…) notre Règle et notre manière de vivre seront attaquées très violemment par certains [allusion aux mitigations de la règle faites par les Papes et au débat sur la pauvreté et l’usage pauvre des biens] (…). Ceux qui auront été très éprouvés en bien recevront la couronne de vie. Ceux qui dans la ferveur de l’esprit s’attacheront à la piété avec charité et le zèle de la vérité recevront des persécutions et des injures comme désobéissants et schismatiques [c’est dans ces catégories qu’ils furent classés par Boniface VIII et Jean XXII]. Car leurs persécuteurs, aiguillonnés par les esprits mauvais, diront que c’est faire un grand hommage à Dieu de tuer et de faire disparaître de la terre des hommes si mauvais” etc., etc.

En somme, la “prophétie de saint François” est bien un texte “sédévacantiste”, mais forgé par des “sédévacantistes” du XIVème siècle qui, par-dessus le marché, avaient tort !

II. Précisions et conclusions

Il n’a jamais été dans mes intentions, d’attaquer par le présent article, les personnes qui, dans la lutte actuelle contre le modernisme, ont fait usage du “Secret de La Salette” ou de la “Prédiction de Saint François”. De fait il en est beaucoup parmi elles que je vénère et estime très sincèrement. J’ai moi-même été du nombre de ceux-là en ce qui concerne le “Secret”, et je profite de l’occasion pour rétracter ce que j’ai écrit dans le numéro 12 de Sodalitium, aux pages 14 à 17, dans la mesure où cela est contraire aux décrets du Saint-Siège cités ci-dessus. A supposer même que le Secret publié par Mélanie en 1879 ait été mot à mot ce qui lui fut révélé par la Sainte Vierge, nous ne pouvons pas nous en prévaloir comme d’une preuve pour soutenir notre plus que légitime position contre Vatican II, étant donné que le moins que l’on puisse dire est que l’Église ne l’a pas approuvé. A ce propos, il est un avertissement pouvant nous être utile dans ce qu’écrivait saint Thomas d’Aquin avec tant de sagesse et de prudence, contre ceux qui prétendaient démontrer le Dogme de la Sainte Trinité avec les seuls arguments de la raison naturelle: “si pour induire à croire on donne des raisons qui ne sont pas péremptoires on s’expose à la dérision de ceux qui ne croient pas: car ceux-ci penseront que c’est sur ces arguments que nous nous appuyons pour croire” (I, q. 32, a. 1). Aussi pour démontrer que Vatican II s’éloigne de la bonne doctrine et ne peut avoir été promulgué par l’autorité de l’Église on fera bien de se prévaloir d’arguments tirés uniquement de la Révélation telle qu’elle a été interprétée par le magistère de l’Église, et non de révélations privées, à plus forte raison si elles n’ont jamais été approuvées par l’Église.

III. Post scriptum

Le présent article a été achevé le 5 janvier dernier. Entre-temps, la revue Le sel de la terre (n° 28, printemps 1999) publiait une étude d’un certain Frère Jean O.F.M. Cap. sur le même sujet (A propos d’une ‘prédiction de saint François d’Assise’, pp. 178-184), étude à laquelle je renvoie le lecteur. L’auteur confirme, documentation irréfutable à l’appui, que la “prophétie” attribuée à saint François trouve son origine dans les milieux des “Spirituels” et pense, comme moi, qu’elle se réfère à Boniface VIII et Jean XXII. L’article en question me semble toutefois un peu trop généreux envers les Spirituels et par contre trop sévère pour Jean XXII. Quoiqu’il en soit, en ce qui regarde l’authenticité de la “prophétie”, la question me paraît définitivement close.