ÆTERNI PATRIS
LETTRE ENCYCLIQUE
DE SA SAINTETÉ LE PAPE LÉON XIII
À tous Nos Vénérables Frères
les Patriarches, Primats, Archevêques et Evêques du monde catholique,
en grâce et communion avec le Siège Apostolique.
Vénérables Frères,
Salut et Bénédiction Apostolique.
Le Fils unique du Père éternel, après avoir apparu sur la terre pour apporter au genre humain le salut ainsi que la lumière de la divine sagesse, procura au monde un immense et admirable bienfait quand, sur le point de remonter aux cieux, il enjoignit aux Apôtres d’aller et d’enseigner toutes les nations (1), et laissa, pour commune et suprême maîtresse de tous les peuples, l’Église qu’il avait fondée. Car les hommes que la vérité avait délivrés, la vérité devait les garder: et les fruits des célestes doctrines, qui ont été pour l’humanité des fruits de salut, n’eussent point été durables, si le Christ Notre Seigneur n’avait constitué, pour instruire les esprits dans la foi, un magistère perpétuel. Soutenue par les promesses, imitant la charité de son divin Auteur, l’Église a fidèlement accompli l’ordre reçu, ne perdant jamais de vue, poursuivant de toute son énergie ce dessein: enseigner la religion, combattre sans relâche l’erreur. C’est là que tendent les labeurs et les veilles de l’Episcopat tout entier ; c’est à ce but qu’aboutissent les lois et les décrets des conciles, et c’est beaucoup plus encore l’objet de la sollicitude quotidienne des Pontifes romains, lesquels, successeurs de la primauté du bienheureux Pierre, le prince des Apôtres, ont le droit et le devoir d’enseigner leurs frères et de les confirmer dans la foi.
Or, ainsi que l’Apôtre nous en avertit, c’est par la philosophie et les vaines subtilités (2) que l’esprit des fidèles du Christ se laisse le plus souvent tromper, et que la pureté de la foi se corrompt parmi les hommes. Voilà pourquoi les Pasteurs suprêmes de l’Église ont toujours cru que leur charge les obligeait aussi à contribuer de toutes leurs forces au progrès de la véritable science et à pourvoir en même temps, avec une singulière vigilance, à ce que l’enseignement de toutes les sciences humaines fût donné partout selon les règles de la foi catholique, mais surtout celui de la philosophie, car c’est d’elle que dépend en grande partie la sage direction des sciences. Nous-même avions déjà touché ce point, entre plusieurs autres, Vénérables Frères, dans la première Lettre encyclique que Nous Vous adressâmes ; mais, aujourd’hui, l’importance du sujet et les circonstances Nous engagent à traiter de nouveau avec Vous de la nature d’un enseignement philosophique, qui respecte en même temps et les règles de la foi, et la dignité des sciences humaines.
Si l’on fait attention à la malice du temps où nous vivons, si l’on embrasse, par la pensée, l’état des choses tant publiques que privées, on le découvrira sans peine : la cause des maux qui nous accablent, comme de ceux qui nous menacent, consiste en ce que des opinions erronées sur les choses divines et humaines se sont peu à peu insinuées des écoles des philosophes, d’où jadis elles sortirent, dans tous les rangs de la société, et sont arrivées à se faire accepter d’un très grand nombre d’esprits. Comme, en effet, il est naturel à l’homme de prendre pour guide de ses actes sa propre raison, il arrive que les défaillances de l’esprit entraînent facilement celles de la volonté ; et c’est ainsi que la fausseté des opinions, qui ont leur siège dans l’intelligence, influe sur les actions humaines et les vicie. Au contraire, si l’intelligence est saine et fermement appuyée sur des principes vrais et solides, elle sera, pour la société comme pour les particuliers, la source de grands avantages, d’innombrables bienfaits.
Sans doute, nous n’accordons pas à la philosophie humaine assez de force et d’autorité pour la juger capable, par elle seule, de repousser ou de détruire absolument toutes les erreurs. De même, en effet, que lors du premier établissement de la religion chrétienne, ce fut l’admirable lumière de la foi, répandue non par les paroles persuasives de l’humaine sagesse, mais par la manifestation de l’esprit et de la force (3), qui reconstitua le monde dans sa dignité première; de même, dans les temps présents, c’est, avant tout, de la vertu toute puissante et du secours de Dieu que nous devons attendre le retour des esprits, arrachés enfin aux ténèbres de l’erreur. Mais nous ne devons ni mépriser, ni négliger les secours naturels mis à la portée des hommes par un bienfait de la divine sagesse, laquelle dispose tout avec force et suavité; et, de tous ces secours, le plus puissant, sans contredit, est l’usage bien réglé de la philosophie. Ce n’est pas vainement que Dieu a fait luire dans l’esprit humain la lumière de la raison ; et tant s’en faut que la lumière surajoutée de la foi éteigne ou amortisse la vigueur de l’intelligence ; au contraire, elle la perfectionne, et, en augmentant ses forces, la rend propre à de plus hautes spéculations.
Il est donc tout à fait dans l’ordre de la divine Providence que, pour rappeler les peuples à la foi et au salut, on recherche aussi le concours de la science humaine : procédé sage et louable, dont les pères de l’Église les plus illustres ont fait un usage fréquent, ainsi que l’attestent les monuments de l’antiquité. Ces mêmes Pères, en effet, assignèrent communément à la raison un rôle non moins actif qu’important, et saint Augustin le résume tout entier en quatre mots, lorsqu’il attribue à la science humaine ce par quoi la foi salutaire est engendrée, nourrie, défendue, fortifiée (4).
Et tout d’abord, la philosophie, entendue dans le vrai sens où l’ont prise les sages, a la vertu de frayer et d’aplanir en quelque sorte le chemin qui mène à la foi véritable, en disposant convenablement l’esprit de ses disciples à accepter la révélation : c’est pourquoi les anciens l’appelèrent sagement, tantôt une institution préparatoire à la foi chrétienne (5), tantôt le prélude et l’auxiliaire du christianisme (6), tantôt le préparateur à la doctrine de l’Évangile (7).
Et, en effet, dans son extrême bonté, Dieu, dans l’ordre des choses divines, nous a manifesté par la lumière de la foi, non seulement ces vérités que l’intelligence humaine ne peut atteindre par elle-même, mais encore beaucoup d’autres qui ne sont pas absolument inaccessibles à la raison, afin que, confirmées par l’autorité divine, elles puissent, sans aucun mélange d’erreur, être connues de tous.
De là vient que certaines vérités, proposées d’ailleurs à notre croyance par l’enseignement divin, ou qui se rattachent par des liens étroits à la doctrine de la foi, ont été reconnues, convenablement démontrées et défendues par les philosophes païens eux-mêmes, uniquement éclairés de la raison naturelle : « Car les choses invisibles de Dieu, comme dit l’Apôtre, depuis la création du monde, comprises par le moyen des choses créées, se perçoivent, et même son éternelle puissance et sa divinité (8) et les nations qui n’ont pas la loi… montrent néanmoins l’œuvre de la loi écrite dans leurs cœurs (9). » Ces vérités, reconnues même par les philosophes païens, il est de toute opportunité de les faire tourner à l’avantage et à l’utilité de la doctrine révélée, afin de faire voir avec évidence comment l’humaine sagesse, elle aussi, comment le témoignage même de nos adversaires déposent en faveur de la foi chrétienne.
Cette tactique n’est certainement point d’introduction récente, mais elle est fort ancienne et d’un fréquent usage chez les Pères de l’Église. Bien plus, ces vénérables témoins et gardiens des traditions religieuses ont reconnu comme un modèle, presque comme une figure de ce procédé, dans ce fait des Hébreux, qui, près de sortir de l’Egypte, reçurent l’ordre d’emporter avec eux les vases d’or et d’argent et les riches vêtements des Egyptiens, afin que ces dépouilles, qui avaient servi jusque-là à des rites ignominieux et à de vaines superstitions, fussent, par un changement immédiat, consacrées à la religion du vrai Dieu. Saint Grégoire de Néocésarée fait un titre de gloire à Origène (10) de ce que, s’emparant d’idées ingénieusement choisies parmi celles des païens, comme des traits arrachés à l’ennemi, il les avait retournées avec une singulière adresse à la défense de la sagesse chrétienne et à la ruine de la superstition. Grégoire de Nazianze (11) et Grégoire de Nysse (12) louent et approuvent cette méthode de discussion dans saint Basile le Grand ; saint Jérôme la loue grandement dans Quadratus, disciple des Apôtres, dans Aristide, dans Justin, dans Irénée et dans un grand nombre d’autres (13). « Ne voyons-nous pas, dit saint Augustin, avec quelle charge d’or, d’argent et de vêtements précieux sortit de l’Egypte Cyprien, docteur très suave, et bienheureux martyr ? et Lactance, et Victorin, et Optat, et Hilaire ? et pour taire les vivants, ces Grecs innombrables ? » (14) Or, si, avant d’être fécondée par la vertu du Christ, la raison naturelle a pu produire une si riche moisson, elle en produira certes une bien plus abondante, à présent que la grâce du Sauveur a restauré et augmenté les facultés natives de l’esprit humain. Et qui ne voit le chemin commode et facile que cette méthode philosophique ouvre vers la foi ?
Toutefois, l’utilité de ce même procédé philosophique ne s’arrête pas à ces limites. Et, de fait, les oracles de la divine sagesse adressent de graves reproches à la folie de ces hommes qui, par les biens visibles n’ont pu comprendre Celui qui est, et, à la vue des œuvres, n’ont pu reconnaître l’ouvrier (15). Ainsi, un premier fruit de la raison humaine, fruit grand et précieux entre tous, c’est la démonstration qu’elle nous donne de l’existence de Dieu : car, par la magnificence et la beauté de la créature, le Créateur de ces choses pourra être vu d’une manière intelligible (16). La raison nous montre ensuite l’excellence singulière de ce Dieu qui réunit toutes les perfections, principalement une sagesse infinie, à laquelle rien ne peut échapper, et une souveraine justice contre laquelle aucune disposition vicieuse ne peut prévaloir ; elle nous fait comprendre ainsi que, non seulement Dieu est véridique, mais qu’il est la vérité même, ne pouvant ni se tromper ni tromper. D’où il ressort en toute évidence que la raison humaine procure à la parole de Dieu la foi la plus entière et la plus grande autorité. Semblablement, la raison nous déclare que, dès son origine, la doctrine évangélique a brillé de signes merveilleux, arguments certains d’une vérité certaine; c’est pourquoi ceux qui ajoutent foi à l’Évangile, ne le font point témérairement, comme s’ils s’attachaient à des fables spécieuses (17), mais ils soumettent leur intelligence et leur jugement à l’autorité divine par une obéissance entièrement conforme à la raison. Enfin, ce qui n’est pas moins précieux, la raison met en évidence comment l’Église, instituée par Jésus-Christ, nous offre (ainsi que l’établit le Concile du Vatican) « dans son admirable propagation, dans son éminente sainteté et la fécondité intarissable qu’elle révèle en tous lieux, dans l’unité catholique, dans son inébranlable stabilité, un grand et perpétuel motif de crédibilité et un témoignage irréfragable de la divinité de sa mission (18). »
Ces fondements étant ainsi très solidement posés, on peut retirer encore de la philosophie des avantages sans nombre : c’est d’elle que la théologie sacrée doit recevoir et revêtir la nature, la forme et le caractère d’une vraie science. Il est, en effet, de toute nécessité que, dans cette dernière science, la plus noble de toutes, les parties nombreuses et variées des célestes doctrines soient rassemblées comme en un seul corps, de manière que, disposées avec ordre, chacune en son lieu, et déduites des principes qui leur sont propres, elles se trouvent fortement reliées entre elles; il faut enfin que toutes ces parties, dans l’ensemble et dans le détail, soient confirmées par des preuves appropriées et inébranlables. – On ne peut non plus taire ni dédaigner cette connaissance plus exacte et plus riche des matières de nos croyances, et cette intelligence un peu plus nette, autant qu’il se peut faire, des mystères eux-mêmes de la foi. Saint Augustin et les autres Pères en ont fait le sujet de leurs éloges et l’objet de leur application, et le Concile du Vatican (19), à son tour, l’a déclarée très avantageuse. Cette connaissance et cette intelligence, ceux-là sans aucun doute les acquièrent plus abondamment et plus facilement, qui, à l’intégrité des mœurs et au zèle de la foi, joignent un esprit cultivé par les sciences philosophiques; et c’est, en effet, la pensée de ce même Concile du Vatican, lorsqu’il enseigne que cette intelligence des dogmes sacrés doit se puiser, « tant dans l’analogie des choses qui sont connues naturellement, que dans le nœud qui relie les mystères entre eux et avec la fin dernière de l’homme (20). »
Il appartient enfin aux sciences philosophiques de protéger religieusement les vérités divinement révélées, et de résister à l’audace de ceux qui les attaquent. C’est là, certes, un beau titre d’honneur pour la philosophie, d’être appelée le boulevard de la foi, et comme le ferme rempart de la religion. « Il est vrai, » comme témoigne Clément d’Alexandrie, « que la doctrine du Sauveur est parfaite par elle-même et n’a besoin du secours de personne, puisqu’il est la force et la sagesse de Dieu. La philosophie grecque, par son concours, n’ajoute rien à la puissance de la vérité ; mais comme elle brise les arguments opposés à cette vérité par les sophistes, et qu’elle dissipe les embûches qui lui sont tendues, elle a été appelée la haie et la palissade dont la vigne est munie (21). » En effet, tandis que les ennemis du nom catholique, dans leurs luttes contre la religion, prétendent emprunter à la méthode philosophique la plupart des armes dont ils se servent, c’est également dans l’arsenal de la philosophie que les défenseurs des sciences divines demandent la plupart des moyens de défendre les dogmes révélés. Et il ne faut pas estimer que c’est un médiocre triomphe pour la foi chrétienne, que les armes empruntées contre elle par ses adversaires aux artifices de la raison humaine, cette même raison humaine les repousse avec autant de force que de facilité.
Cette sorte de joute religieuse fut employée par l’Apôtre des nations lui-même, ainsi que le rappelle saint Jérôme dans son épître à Magnus. Ce genre de combat fut familier à l’Apôtre des nations : Le guide de l’armée chrétienne, Paul, l’orateur invincible, défendant la cause du Christ, retourne avec art en faveur de la foi une inscription rencontrée par hasard: car il avait appris du vrai David à arracher le glaive aux mains de l’ennemi, et à se servir du propre fer du très orgueilleux Goliath pour lui trancher la tête (22).
L’Église elle-même, non seulement conseille, mais ordonne aux Docteurs chrétiens d’appeler à leur aide la philosophie.
Le cinquième Concile de Latran, après avoir établi que toute « assertion contraire à la vérité de la foi surnaturelle est absolument fausse, attendu que le vrai ne peut être contradictoire au vrai (23), » enjoint aux maîtres en philosophie de s’appliquer avec soin à la réfutation des arguments captieux ; « car, au témoignage de saint Augustin, toute raison apportée contre l’autorité des divines Ecritures ne peut, si spécieuse soit-elle, que tromper par l’apparence du vrai; car, pour vraie, elle ne peut l’être (24). »
Mais, pour que la philosophie se trouve en état de porter les fruits précieux que nous venons de rappeler, il faut, à tout prix, que jamais elle ne s’écarte du sentier suivi dans l’antiquité par le vénérable cortège des saints Pères, et que naguère le concile du Vatican approuvait solennellement de son autorité. C’est-à-dire que, puisque le plus grand nombre des vérités de l’ordre surnaturel, objet de notre foi, surpassent de beaucoup les forces de toute intelligence, la raison humaine, connaissant son infirmité, doit se garder de prétendre plus haut qu’elle ne peut, ou de nier ces mêmes vérités, ou de les mesurer à ses propres forces, ou de les interpréter selon son caprice; elle doit plutôt les recevoir d’une foi humble et entière, et se tenir souverainement honorée d’être admise à remplir auprès des célestes sciences les fonctions de servante, et, par un bienfait de Dieu, de pouvoir les approcher en quelque façon. Au contraire, s’il s’agit de ces points de doctrine que l’intelligence humaine peut saisir par ses forces naturelles, il est juste, sur ces matières, de laisser à la philosophie sa méthode, ses principes et ses arguments, pourvu toutefois, qu’elle n’ait jamais l’audace de se soustraire à l’autorité divine. Bien plus, ce que la révélation nous enseigne étant certainement vrai, et ce qui est contraire à la foi étant également contraire à la raison, le philosophe catholique doit savoir qu’il violerait les droits de la raison, aussi bien que ceux de la foi, s’il admettait une conclusion qu’il sût être contraire à la doctrine révélée.
Il en est, nous le savons, qui, exaltant outre mesure les puissances de la nature humaine, prétendent que, par soumission à la divine autorité, l’intelligence de l’homme déchoit de sa dignité native, et, courbée sous le joug d’une sorte d’esclavage, se trouve notablement retardée et embarrassée dans sa marche vers le faîte de la vérité et de sa propre excellence. Mais ces assertions séduisantes sont pleines d’erreurs; elles ont pour dernier résultat de porter les hommes au comble de la folie, et de les rendre coupables d’ingratitude, en leur faisant rejeter des vérités plus sublimes, et repousser spontanément le divin bienfait de la foi qui fut la source de tous les biens pour la société civile elle-même. En effet, l’esprit humain, circonscrit dans des limites déterminées et même assez étroites, est exposé à de nombreuses erreurs et à ignorer bien des choses. Au contraire, la foi chrétienne, appuyée qu’elle est sur l’autorité de Dieu, est une maîtresse très sûre de vérité: qui la suit, ne se laisse pas enlacer dans les filets de l’erreur ni ballotter par les flots d’opinions incertaines. Unir donc l’étude de la philosophie avec la soumission à la foi chrétienne, c’est se montrer excellent philosophe ; car la splendeur des vérités divines, en pénétrant l’âme, vient en aide à l’intelligence elle-même, et, loin de lui rien ôter de sa dignité, accroît considérablement sa noblesse, sa pénétration, sa solidité.
En appliquant la sagacité de l’esprit à réfuter les opinions contraires à la foi et à prouver celles qui s’y rattachent, on exerce sa raison avec autant de dignité que de profit; pour les premières, on découvre les causes de l’erreur, et l’on discerne le défaut des arguments sur lesquels elles s’appuient; pour les autres, on possède les raisons qui les démontrent solidement et sont, pour tout homme sage, des motifs efficaces de persuasion. Cette application, cet art, cet exercice, augmentent les ressources de l’esprit et en développent les facultés: qui le nierait, prétendrait, ce qui est absurde, que discerner le vrai du faux ne sert de rien pour le progrès de l’intelligence. C’est donc avec raison que le Concile du Vatican célèbre en ces termes les précieux avantages procurés à la raison par la foi: « La foi délivre de l’erreur la raison et la prémunit contre elle et la dote de connaissances variées (25). » Par conséquent, l’homme, s’il est sage, ne doit pas accuser la foi d’être l’ennemie de la raison et des vérités naturelles; mais il doit plutôt rendre à Dieu de dignes actions de grâces, et se féliciter grandement de ce que, parmi tant de causes d’ignorance et au milieu de cet océan d’erreurs, la très sainte lumière de la foi brille à ses yeux, et, comme un astre bienfaisant, lui montre, à l’abri de tout péril d’erreur, le port de la vérité.
Si maintenant, Vénérables Frères, Vous parcourez l’histoire de la philosophie, Vous y trouverez la démonstration de tout ce que Nous venons de dire. En effet, parmi les philosophes anciens, qui n’eurent pas le bienfait de la foi, ceux mêmes qui passaient pour les plus sages tombèrent, en bien des points, dans de monstrueuses erreurs. Vous n’ignorez pas combien, à travers quelques vérités, ils enseignent de choses fausses et absurdes, combien plus d’incertaines et de douteuses, touchant la nature de la divinité, l’origine première des choses, le gouvernement du monde, la connaissance que Dieu a de l’avenir, la cause et le principe des maux, la fin dernière de l’homme et l’éternelle félicité, les vertus et les vices, et d’autres points de doctrine, dont la connaissance vraie et certaine est d’une nécessité absolue au genre humain.
Au contraire, les premiers Pères et Docteurs de l’Église, comprenant très bien que, dans les desseins de la volonté divine, le Christ est le restaurateur de la science, puisqu’il est la force et la sagesse de Dieu (26) et qu’en lui sont cachés tous les trésors de sagesse et de science (27), entreprirent de fouiller les livres des anciens philosophes, et de comparer leurs sentiments avec les doctrines révélées; par un choix intelligent, ils adoptèrent ce qui leur parut chez eux conforme à la vérité et à la sagesse, et, quant au reste, ils rejetèrent ce qu’ils ne pouvaient corriger. Car, de même que Dieu, dans son admirable Providence, suscita pour la défense de l’Église, contre la cruauté des tyrans, des martyrs héroïques et noblement prodigues de leur vie, ainsi, aux sophistes et aux hérétiques, il opposa des hommes d’une profonde sagesse qui eussent soin de défendre, même par le secours de la raison humaine, le trésor des vérités révélées. Dès le berceau de l’Église, la doctrine catholique rencontra des adversaires très acharnés, qui, tournant en dérision les dogmes et les principes des chrétiens, affirmaient qu’il y avait plusieurs dieux, que le monde matériel n’a ni commencement ni cause, que le cours des choses n’est pas régi par le conseil de la divine Providence, mais qu’il est mû par on ne sait quelle force aveugle et par une fatale nécessité. Contre ces fauteurs de doctrines insensées s’élevèrent à propos des hommes savants, connus sous le nom d’apologistes, lesquels, guidés par la foi, prouvèrent, au moyen d’arguments empruntés au besoin à la sagesse humaine, qu’on ne doit adorer qu’un Dieu, doué, au plus haut point, de tous les genres de perfection, que toutes choses sont sorties du néant par sa toute-puissance, qu’elles subsistent par sa sagesse et par elle sont mues et dirigées chacune vers sa fin propre.
Au premier rang de ces apologistes, nous rencontrons le martyr saint Justin. Après avoir parcouru, comme pour les éprouver, les plus célèbres d’entre les écoles grecques, après s’être convaincu qu’on ne pouvait puiser la vérité tout entière que dans les doctrines révélées, Justin s’attacha à ces dernières de toute l’ardeur de son âme, les justifia des calomnies dont on les chargeait, les défendit auprès des empereurs romains avec autant de vigueur que d’abondance, et montra l’accord qui souvent existait entre elles et les idées des philosophes païens.
À la même époque, Quadratus et Aristide, Hermias et Athénagore suivirent avec succès la même voie.- Cette cause suscita un défenseur non moins illustre dans la personne de l’invincible martyr Irénée, pontife de l’Église de Lyon; en réfutant vaillamment les opinions perverses apportées de l’Orient par les gnostiques et disséminées sur toute l’étendue de l’empire, il expliqua, par la même occasion, comme le dit saint Jérôme, les origines de toutes les hérésies, et découvrit dans les écrits des philosophes les sources d’où elles émanaient.
Tout le monde connaît les controverses soutenues par Clément d’Alexandrie, au sujet desquelles saint Jérôme s’écrie avec admiration : Que peut-on y trouver de faible ? Qu’y a-t-il qui ne sorte du cœur même de la philosophie ? (28) Clément écrivit sur une incroyable variété de sujets, des choses très utiles, soit pour l’histoire de la philosophie, soit pour l’art et l’exercice de la dialectique, soit pour établir la concorde entre la foi et la raison. Après lui vient Origène. Cet illustre maître de l’Ecole d’Alexandrie, très instruit dans les doctrines des Grecs et des Orientaux, publia des livres, aussi nombreux que savants, d’une merveilleuse utilité pour l’interprétation des divines Ecritures et l’explication des dogmes sacrés ; bien que ces ouvrages, tels du moins qu’ils nous sont restés, ne soient point tout à fait exempts d’erreurs, ils renferment néanmoins un grand nombre de pensées qui ajoutent au trésor et augmentent la force des vérités naturelles. Aux hérétiques, Tertullien oppose l’autorité des Saintes Lettres; avec les philosophes, il change d’armure, et leur oppose la philosophie; ces derniers, il les réfute avec tant d’habileté et d’érudition, qu’il ne craint point de leur jeter à la face ce défi: En fait de science comme en fait de discipline, quoi que vous en pensiez, vous n’êtes pas mes pairs (29).
Arnobe, dans ses livres contre les Gentils, et Lactance, principalement dans ses Institutions divines, emploient l’un et l’autre au service de leur zèle une égale éloquence et une vigueur égale, pour inculquer aux hommes les dogmes et les préceptes de la sagesse catholique; toutefois, loin de bouleverser la philosophie, comme le font les académiciens (30), ils se servent pour convaincre, tantôt des armes qui leur sont propres, tantôt de celles que leur livrent les querelles intestines des philosophes (31). Les écrits que le grand Athanase, et Chrysostome, le prince des orateurs, nous ont laissés sur l’âme humaine, les divins attributs et d’autres questions de souveraine importance, sont, au jugement de tous, d’une telle perfection qu’il semble impossible de rien désirer de plus riche et de plus profond. Sans vouloir prolonger outre mesure cette série de noms, nous ajouterons cependant aux grands hommes que nous avons nommés Basile le Grand ainsi que les deux Grégoire. Ils sortaient d’Athènes, ce domicile de tous les arts, où ils s’étaient pourvus abondamment de toutes les ressources de la philosophie ; et ces trésors de science, que chacun d’eux avait conquis avec une ardeur si vive, ils les firent servir à la réfutation des hérétiques et à l’enseignement des chrétiens.
Mais la palme semble appartenir entre tous à saint Augustin, ce puissant génie qui, pénétré à fond de toutes les sciences divines et humaines, armé d’une foi souveraine, d’une doctrine non moins grande, combattit sans défaillance toutes les erreurs de son temps. Quel point de la philosophie n’a-t-il pas touché, n’a-t-il pas approfondi, soit qu’il découvrit aux fidèles les plus hauts mystères de la foi, tout en les défendant contre les assauts furieux de ses adversaires; soit que, réduisant à néant les fictions des Académiciens et des Manichéens, il assit et assurât les fondements de la science humaine, ou recherchât la raison, l’origine et la cause des maux sous le poids desquels l’humanité gémit ? Avec quelle élévation, quelle profondeur, n’a-t-il pas traité des anges, de l’âme, de l’esprit humain, de la volonté et du libre arbitre, de la religion et de la vie bienheureuse, du temps et de l’éternité, et jusque de la nature des corps, sujets aux changements ! Plus tard, en Orient, Jean Damascène, sur les traces de Grégoire de Nazianze, en Occident, Boëce et Anselme, suivant les doctrines d’Augustin, enrichissent à leur tour le patrimoine de la philosophie.
Ensuite, les Docteurs du moyen âge, connus sous le nom de scolastiques, viennent entreprendre une œuvre colossale : ils recueillent avec soin les riches et abondantes moissons de doctrine, répandues çà et là dans les œuvres innombrables des Pères, et en font comme un seul trésor, pour l’usage et la commodité des générations futures.
Et ici, Vénérables Frères, Nous aimons à emprunter les paroles par lesquelles Sixte V, Notre prédécesseur, homme de profonde sagesse, développe l’origine, le caractère et l’excellence de la doctrine scolastique: « Par la divine magnificence de Celui qui, seul, donne l’esprit de sagesse et qui, dans le cours des âges et selon les besoins, ne cesse d’enrichir son Église de nouveaux bienfaits et de la munir de défenses nouvelles, nos ancêtres, hommes de science profonde, inventèrent la théologie scolastique. Mais ce sont surtout deux glorieux docteurs, l’angélique saint Thomas et le séraphique saint Bonaventure, tous deux professeurs illustres en cette faculté… qui, par leur talent incomparable, leur zèle assidu, leurs grands travaux et leurs veilles, cultivèrent cette science, l’enrichirent et la léguèrent à l’avenir, disposée dans un ordre parfait, largement et admirablement développée. Et certes, la connaissance et l’habitude d’une science aussi salutaire, qui découle de la source très féconde des Saintes Ecritures, des Souverains Pontifes, des saints Pères et des Conciles, a pu, en tous temps, être d’un très grand secours à l’Église, soit pour la saine intelligence et la véritable interprétation des Ecritures, soit pour lire et expliquer les Pères plus sûrement et plus utilement, soit pour démasquer et réfuter les diverses erreurs et les hérésies ; mais, en ces derniers jours, qui nous ont amené ces temps critiques prédits par l’Apôtre et dans lesquels des hommes blasphémateurs, orgueilleux, séducteurs, progressent dans le mal, errant eux-mêmes et induisant en erreur les autres à coup sûr, pour confirmer les dogmes de la foi catholique et réfuter les hérésies, la science dont nous parlons est plus que jamais nécessaire. (32) »
Cet éloge, bien qu’il ne paraisse comprendre que la théologie scolastique, s’applique cependant, comme on le voit, à la philosophie elle-même. En effet, les qualités éminentes qui rendent la théologie scolastique si formidable aux ennemis de la vérité, à savoir, ainsi que l’ajoute le même Pontife, « cette cohésion étroite et parfaite des effets et des causes, cette symétrie et cet ordre semblables à ceux d’une armée en bataille, ces définitions et distinctions lumineuses, cette solidité d’argumentation et cette subtilité de controverse, par lesquelles la lumière est séparée des ténèbres, le vrai distingué du faux, et les mensonges de l’hérésie, dépouillées du prestige et des fictions qui les enveloppent, sont découvertes et mises à nu (33) »; toutes ces brillantes et admirable qualités, disons-nous, sont dues uniquement au bon usage de la philosophie, que les docteurs scolastiques avaient pris généralement le soin et la sage coutume d’adopter, même dans les controverses théologiques. En outre, comme le caractère propre et distinctif des théologies scolastiques est d’unir entre elles, par le nœud le plus étroit, la science divine et la science humaine, la théologie, dans laquelle ils excellèrent, n’aurait certainement pu acquérir autant d’honneur et d’estime dans l’opinion des hommes, si ses docteurs n’eussent employé qu’une philosophie incomplète, tronquée ou superficielle.
Mais entre tous les docteurs scolastiques, brille, d’un éclat sans pareil leur prince et maître à tous, Thomas d’Aquin, lequel, ainsi que le remarque Cajetan, pour avoir profondément vénéré les Saints Docteurs qui l’ont précédé, a hérité en quelque sorte de l’intelligence de tous (33). Thomas recueillit leurs doctrines, comme les membres dispersés d’un même corps; il les réunit, les classa dans un ordre admirable, et les enrichit tellement, qu’on le considère lui-même, à juste titre, comme le défenseur spécial et l’honneur de l’Église. D’un esprit ouvert et pénétrant, d’une mémoire facile et sûre, d’une intégrité parfaite de mœurs, n’ayant d’autre amour que celui de la vérité, très riche de science tant divine qu’humaine, justement comparé au soleil, il réchauffa la terre par le rayonnement de ses vertus, et la remplit de la splendeur de sa doctrine. Il n’est aucune partie de la philosophie qu’il n’ait traitée avec autant de pénétration que de solidité : les lois du raisonnement, Dieu et les substances incorporelles, l’homme et les autres créatures sensibles, les actes humains et leurs principes, font tour à tour l’objet des thèses qu’il soutient, dans lesquelles rien ne manque, ni l’abondante moisson des recherches, ni l’harmonieuse ordonnance des parties, ni une excellente manière de procéder, ni la solidité des principes ou la force des arguments, ni la clarté du style ou la propriété de l’expression, ni la profondeur et la souplesse avec lesquelles il résout les points les plus obscurs.
Ajoutons à cela que l’angélique docteur a considéré les conclusions philosophiques dans les raisons et les principes mêmes des choses: or, l’étendue de ces prémisses, et les vérités innombrables qu’elles contiennent en germe, fournissent aux maîtres des âges postérieurs une ample matière à des développements utiles, qui se produiront en temps opportun. En employant, comme il le fait, ce même procédé dans la réfutation des erreurs, le grand docteur est arrivé à ce double résultat, de repousser à lui seul toutes les erreurs des temps antérieurs, et de fournir des armes invincibles pour dissiper celles qui ne manqueront pas de surgir dans l’avenir.De plus, en même temps qu’il distingue parfaitement, ainsi qu’il convient, la raison d’avec la foi, il les unit toutes deux par les liens d’une mutuelle amitié: il conserve ainsi à chacune ses droits, il sauvegarde sa dignité, de telle sorte que la raison, portée sur les ailes de saint Thomas, jusqu’au faîte de l’intelligence humaine, ne peut guère monter plus haut, et que la foi peut à peine espérer de la raison des secours plus nombreux ou plus puissants que ceux que saint Thomas lui a fournis.
C’est pourquoi, surtout dans les siècles précédents, des hommes du plus grand renom en théologie comme en philosophie, après avoir recherché avec une incroyable avidité les œuvres immortelles du grand docteur, se sont livrés tout entier, Nous ne dirons pas à cultiver son angélique sagesse, mais à s’en pénétrer et à s’en nourrir.
On sait que presque tous les fondateurs et législateurs des Ordres religieux ont ordonné à leurs frères d’étudier la doctrine de saint Thomas et de s’y attacher religieusement, et qu’ils ont pourvu d’avance à ce qu’il ne fût permis à aucun d’eux de s’écarter impunément, pas même sur le moindre point, des vestiges d’un si grand homme : sans parler de la famille dominicaine, qui revendique cet illustre maître comme une gloire lui appartenant, les Bénédictins, les Carmes, les Augustins, la Société de Jésus et plusieurs autres Ordres religieux sont soumis à cette loi, ainsi qu’en témoignent leurs statuts respectifs.
Et, ici, c’est avec un extrême plaisir que l’esprit se reporte à ces écoles et ces académies célèbres et jadis si florissantes de Paris, de Salamanque, d’Alsace, de Douai, de Toulouse, de Louvain, de Padoue, de Bologne, de Naples, de Coïmbre, et d’autres en grand nombre. Personne ne l’ignore : la gloire de ces académies crût, en quelque sorte, avec le temps, et les consultations qu’on leur demandait, dans les affaires les plus importantes, jouirent partout d’une grande autorité. Or, on sait aussi que, dans ces nobles asiles de la sagesse humaine, saint Thomas régnait en prince, comme dans son propre empire, et que tous les esprits, tant des maîtres que des auditeurs, se reposaient uniquement, et dans une admirable concorde, sur l’enseignement et l’autorité du docteur angélique.
Il y a plus encore: les Pontifes romains, nos prédécesseurs, ont honoré la sagesse de Thomas d’Aquin de remarquables éloges et des plus glorieux suffrages.
Clément VI, Nicolas V, Benoît XIII, d’autres encore témoignent de l’éclat que son admirable doctrine donne à l’Église universelle. Saint Pie V reconnaît que cette même doctrine confond, terrasse et dissipe les hérésies, et que chaque jour elle délivre le monde entier de funestes erreurs; d’autres, avec Clément XII, affirment que des biens abondants ont découlé de ses écrits sur l’Église universelle, et qu’on lui doit à lui-même les honneurs et le culte que l’Église rend à ses plus grands docteurs, Grégoire, Ambroise, Augustin et Jérôme; d’autres enfin ne crurent pas trop faire en proposant saint Thomas aux académies et aux grandes écoles, comme un modèle et un maître qu’elles pouvaient suivre sans crainte d’erreur. Et, à ce propos, les paroles du bienheureux Urbain V à l’académie de Toulouse méritent d’être rappelées ici : « Nous voulons et, par la teneur des présentes, Nous vous enjoignons de suivre la doctrine du bienheureux Thomas, comme étant véridique et catholique, et de vous appliquer de toutes vos forces à la développer (34). » A l’exemple d’Urbain V, Innocent XII impose les mêmes prescriptions à l’université de Louvain, et Benoît XIV au collège dionysien de Grenade. Pour couronner ces jugements portés par les Pontifes suprêmes sur saint Thomas d’Aquin, Nous ajoutons ce témoignage d’Innocent VI : « La doctrine de saint Thomas a, plus que toutes les autres, le droit canon excepté, l’avantage de la propriété des termes, de la mesure dans l’expression, de la vérité des propositions, de telle sorte que ceux qui la possèdent ne sont jamais surpris hors du sentier de la vérité, et que quiconque l’a combattue a toujours été suspect d’erreur (35). »
À leur tour, les conciles œcuméniques dans lesquels brille la fleur de la sagesse cueillie de toute la terre, se sont appliqués en tout temps à rendre à Thomas d’Aquin un hommage particulier. Dans les conciles de Lyon, de Vienne, de Florence, du Vatican, on eût cru voir saint Thomas prendre part, présider même, en quelque sorte, aux décrets des Pères, et combattre, avec une vigueur indomptable et avec le plus heureux succès, les erreurs des Grecs, des hérétiques et des rationalistes. Mais le plus grand honneur rendu à saint Thomas, réservé à lui seul, et qu’il ne partagea avec aucun des docteurs catholiques, lui vint des Pères du concile de Trente : ils voulurent qu’au milieu de la sainte assemblée, avec le livre des divines Ecritures et des décrets des Pontifes suprêmes, sur l’autel même, la Somme de Thomas d’Aquin fût déposée ouverte, pour qu’on pût y puiser des conseils, des raisons, des oracles.
Enfin, une dernière palme semble avoir été réservée à cet homme incomparable: il a su arracher aux ennemis eux-mêmes du nom catholique le tribut de leurs hommages, de leurs éloges, de leur admiration. On le sait, en effet: par les chefs des partis hérétiques, on en a vu déclarer hautement, qu’une fois la doctrine de saint Thomas d’Aquin supprimée, ils se faisaient forts d’engager une lutte victorieuse avec tous les docteurs catholiques, et d’anéantir l’Église (36). Vaine espérance, sans doute, mais le témoignage n’est point vain.
Pour ces faits et ces motifs, Vénérables Frères, toutes les fois que Nous considérons la bonté, la force et les remarquables avantages de cet enseignement philosophique, tant aimé de Nos Pères, Nous jugeons que ç’a été une témérité de n’avoir continué, ni en tous temps, ni en tous lieux, à lui rendre l’honneur qu’il mérite: d’autant plus que la philosophie scolastique a en sa faveur et un long usage, et l’approbation d’hommes éminents, et, ce qui est capital, le suffrage de l’Église. A la place de la doctrine ancienne, un nouveau genre de la philosophie s’est introduit çà et là, et n’a point porté les fruits désirables et salutaires que l’Église et la société civile elle-même eussent souhaités. Sous l’impulsion des novateurs du XVIe siècle, on se prit à philosopher sans aucun égard pour la foi et l’on s’accorda mutuellement pleine licence de laisser aller sa pensée selon son caprice et son génie. Il en résulta tout naturellement que les systèmes de philosophie se multiplièrent outre mesure, et que des opinions diverses, contradictoires, se firent jour, même sur les objets les plus importants des connaissances humaines. De la multitude des opinions on arriva facilement aux hésitations et au doute: or, du doute à l’erreur, qui ne le voit ? la chute est facile.
Les hommes se laissant volontiers entraîner par l’exemple, cette passion de la nouveauté parut avoir envahi, en certains pays, l’esprit des philosophes. Dédaignant le patrimoine de la sagesse antique, ils aimèrent mieux édifier à neuf qu’accroître et perfectionner le vieil édifice, projet certes peu prudent, et qui ne s’exécuta qu’au grand détriment des sciences. En effet, ces systèmes multiples, appuyés uniquement sur l’autorité et le jugement de chaque maître particulier, n’ont qu’une base mobile, et, par conséquent, au lieu d’une science sûre, stable et robuste, comme était l’ancienne, ne peuvent produire qu’une philosophie branlante et sans consistance. Si donc il arrive parfois à cette philosophie de se trouver à peine en force pour résister aux assauts de l’ennemi, elle ne doit s’imputer qu’à elle-même la cause et la faute de sa faiblesse.
En disant cela, Nous n’entendons certes pas improuver ces savants ingénieux qui emploient à la culture de la philosophie leur talent, leur érudition, ainsi que les richesses des inventions nouvelles. Nous le comprenons parfaitement : tous ces éléments concourent au progrès de la science. Mais il faut se garder, avec le plus grand soin, de faire de ce talent et de cette érudition le seul ou même le principal objet de son application. On doit en juger de même pour la théologie: il est bon de lui apporter le secours et la lumière d’une érudition variée ; mais est-il absolument nécessaire de la traiter à la manière grave des scolastiques, afin que, grâce aux forces réunies de la révélation et de la raison, elle ne cesse d’être le boulevard inexpugnable de la foi (37) ?
C’est donc par une heureuse inspiration que des amis, en certain nombre, des sciences philosophiques, désirant, dans ces dernières années, en entreprendre la restauration d’une manière efficace, se sont appliqués et s’appliquent encore à remettre en vigueur l’admirable doctrine de saint Thomas d’Aquin, et à rendre à cet enseignement son ancien lustre. Animés d’un même esprit, plusieurs membres de Votre Ordre, Vénérables Frères, sont entrés avec ardeur dans la même voie. Cela a causé à Notre âme la plus grande joie. Nous les en louons vivement et Nous les exhortons à persévérer dans cette noble entreprise ; quant aux autres, Nous les avertissons tous que rien ne Nous est plus à cœur, et que Nous ne souhaitons rien tant que les voir fournir largement et copieusement à la jeunesse studieuse les eaux très pures de la sagesse, telles que le docteur angélique les répand en flots pressés et intarissables.
Plusieurs motifs provoquent en Nous cet ardent désir. En premier lieu, comme à notre époque la foi chrétienne est journellement en butte aux manœuvres et aux ruses d’une certaine fausse sagesse, il faut que tous les jeunes gens, ceux particulièrement dont l’éducation est l’espoir de l’Église, soient nourris d’une doctrine substantielle et forte, afin que, pleins de vigueur et revêtus d’une armure complète, ils s’habituent de bonne heure à défendre la religion avec vaillance et sagesse, prêts, selon l’avertissement de l’Apôtre, à rendre raison à quiconque le demande, de l’espérance qui est en nous (38); ainsi qu’à exhorter, dans une doctrine saine, et à convaincre ceux qui y contredisent (39). Ensuite, un grand nombre de ceux qui, éloignés de la foi, haïssent les principes catholiques, prétendent ne connaître d’autre maître et d’autre guide que la raison. Pour les guérir et les ramener à la grâce en même temps qu’à la foi catholique, après le secours surnaturel de Dieu, Nous ne voyons rien de plus opportun que la forte doctrine des Pères et des scolastiques, lesquels, ainsi que Nous l’avons dit, mettent sous les yeux les fondements inébranlables de la foi, sa divine origine, sa vérité certaine, ses motifs de persuasion, les bienfaits qu’elle procure au genre humain, son parfait accord avec la raison, et tout cela, avec plus de force et d’évidence qu’il n’en faut pour fléchir les esprits les plus rebelles et les plus obstinés.
L’immense péril dans lequel la contagion des fausses opinions a jeté la famille et la société civile est pour nous tous évident. Certes, l’une et l’autre jouiraient d’une paix plus parfaite et d’une sécurité plus grande si, dans les académies et les écoles, on donnait une doctrine plus saine et plus conforme à l’enseignement de l’Église, une doctrine telle qu’on la trouve dans les œuvres de Thomas d’Aquin. Ce que saint Thomas nous enseigne sur la vraie nature de la liberté, qui de nos temps, dégénère en licence, sur la divine origine de toute autorité, sur les lois et leur puissance, sur le gouvernement paternel et juste des souverains, sur l’obéissance due aux puissances plus élevées, sur la charité mutuelle qui doit régner entre tous les hommes ; ce qu’il nous dit sur ces sujets et autres du même genre, a une force immense, invincible, pour renverser tous ces principes du droit nouveau, pleins de dangers, on le sait, pour le bon ordre et le salut public. Enfin, toutes les sciences humaines ont droit à espérer un progrès réel et doivent se promettre un secours efficace de la restauration, que Nous venons de proposer, des sciences philosophiques. En effet, les beaux-arts demandent à la philosophie, comme à la science modératrice, leurs règles et leur méthode, et puisent chez elle, comme à une source commune de vie, l’esprit qui les anime. Les faits et l’expérience constante nous le font voir : les arts libéraux ont été surtout florissants lorsque la philosophie conservait sa gloire et sa sagesse ; au contraire, ils ont langui, négligés et presque oubliés, quand la philosophie a baissé et s’est embarrassée d’erreurs ou d’inepties.
Aussi, les sciences physiques elles-mêmes, si appréciées à cette heure, et qui, illustrées de tant de découvertes, provoquent de toute part une admiration sans bornes, ces sciences, loin d’y perdre, gagneraient singulièrement à une restauration de l’ancienne philosophie. Ce n’est point assez pour féconder leur étude et assurer leur avancement, que de se borner à l’observation des faits et à la contemplation de la nature; mais les faits constatés, il faut s’élever plus haut, et s’appliquer avec soin à reconnaître la nature des choses corporelles et à rechercher les lois auxquelles elles obéissent, ainsi que les principes d’où elles découlent et l’ordre qu’elles ont entre elles, et l’unité dans leur variété, et leur mutuelle affinité dans la diversité. On ne peut s’imaginer combien la philosophie scolastique, sagement enseignée, apporterait à ces recherches de force, de lumière et de secours.
À ce propos, il importe de prémunir les esprits contre la souveraine injustice que l’on fait à cette philosophie, en l’accusant de mettre obstacle au progrès et au développement des sciences naturelles. Comme les scolastiques, suivant en cela les sentiments des saints Pères, enseignent à chaque pas, dans l’anthropologie, que l’intelligence ne peut s’élever que par les choses sensibles à la connaissance des êtres incorporels et immatériels, ils ont compris d’eux-mêmes l’utilité pour le philosophe de sonder attentivement les secrets de la nature, et d’employer un long temps à l’étude assidue des choses physiques. C’est, en effet, ce qu’ils firent.
Saint Thomas, le bienheureux Albert le Grand, et d’autres princes de la scolastique, ne s’absorbèrent pas tellement dans la contemplation de la philosophie, qu’ils n’aient aussi apporté un grand soin à la connaissance des choses naturelles; bien plus, dans cet ordre de connaissances, il est plus d’une de leurs affirmations, plus d’un de leurs principes, que les maîtres actuels approuvent, et dont ils reconnaissent la justesse. En outre, à notre époque même, plusieurs illustres maîtres des sciences physiques attestent publiquement et ouvertement que, entre les conclusions admises et certaines de la physique moderne et les principes philosophiques de l’école, il n’existe en réalité aucune contradiction.
Nous donc, tout en proclamant qu’il faut recevoir de bonne grâce et avec reconnaissance toute pensée sage, toute invention heureuse, toute découverte utile, de quelque part qu’elles viennent, Nous Vous exhortons, Vénérables Frères, de la manière la plus pressante, et cela pour la défense et l’honneur de la foi catholique, pour le bien de la société, pour l’avancement de toutes les sciences, à remettre en vigueur et à propager le plus possible la précieuse doctrine de saint Thomas. Nous disons la doctrine de saint Thomas, car s’il se rencontre dans les docteurs scolastiques quelque question trop subtile, quelque affirmation inconsidérée, ou quelque chose qui ne s’accorde pas avec les doctrines éprouvées des âges postérieurs, qui soit dénué, en un mot, de toute valeur, Nous n’entendons nullement le proposer à l’imitation de notre siècle. Du reste, que des maîtres, désignés par Votre choix éclairé, s’appliquent à faire pénétrer dans l’esprit de leurs disciples la doctrine de saint Thomas d’Aquin, et qu’ils aient soin de faire ressortir combien celle-ci l’emporte sur toutes les autres en solidité et en excellence. Que les académies, que Vous avez instituées ou que Vous instituerez par la suite, expliquent cette doctrine, la défendent et l’emploient pour la réfutation des erreurs dominantes. Mais, pour éviter qu’on ne boive une eau supposée pour la véritable, une eau bourbeuse pour celle qui est pure, veillez à ce que la sagesse de saint Thomas soit puisée à ses propres sources, ou du moins à ces ruisseaux qui, sortis de la source même, coulent encore purs et limpides, au témoignage assuré et unanime des docteurs : de ceux, au contraire, qu’on prétend dérivés de la source, mais qui, en réalité, se sont gonflés d’eaux étrangères et insalubres, écartez-en avec soin l’esprit des adolescents.
Mais, Nous le savons, tous Nos efforts seront vains, si Notre commune entreprise, Vénérables Frères, n’est secondée par Celui qui s’appelle le Dieu des sciences dans les divines Ecritures (40), lesquelles Nous avertissent également que « tout bien excellent et tout don parfait vient d’en haut, descendant du Père des lumières (41). » Et encore : « Si quelqu’un a besoin de la sagesse, qu’il la demande à Dieu, lequel donne à tous avec abondance et ne reproche pas ses dons, et elle lui sera donnée (42). » En cela aussi, suivons l’exemple du docteur angélique, qui ne s’adonnait jamais à l’étude ou à la composition avant de s’être, par la prière, rendu Dieu propice, et qui avouait avec candeur que tout ce qu’il savait, il le devait moins à son étude et à son propre travail qu’à l’illumination divine.
Adressons donc au Seigneur d’humbles et unanimes prières, afin qu’il répande sur les fils de son Église l’esprit de science et d’intelligence, et qu’il ouvre leur raison à la lumière de la sagesse. Et, pour obtenir en plus grande abondance les fruits de la divine bonté, faites intervenir auprès de Dieu le très puissant secours de la Bienheureuse Vierge Marie, qui est appelée le Siège de la sagesse; recourez en même temps à l’intercession de saint Joseph, le très pur époux de la Vierge, ainsi qu’à celle des grands apôtres Pierre et Paul, qui renouvelèrent par la vérité la terre infectée de la contagion de l’erreur, et la remplirent des splendeurs de la céleste sagesse.
Enfin, soutenu par l’espoir du secours divin et confiant en Votre zèle pastoral, Nous Vous donnons à tous, Vénérables Frères, du fond de Notre cœur, ainsi qu’à Votre clergé et au peuple commis à la sollicitude de chacun de Vous, la bénédiction apostolique, comme un gage des dons célestes et en témoignage de Notre particulière bienveillance.
Donné à Rome, près Saint-Pierre, le 4e jour d’août de l’an 1879, de Notre Pontificat l’an II.
NOTES
(1) Matth. XXVIII, 19.
(2) Coloss., II, 8.
(3) I Cor. II, 4.
(4) De Trinit. lib. XIV. c. 1.
(5) Clem. Alexandr., Strom. lib. I. c. 16 ; lib. VIII. c. 3.
(6) Orig. ad Gregor. Thaum.
(7) Clem. Alex., Strom. lib. I. c. 5.
(8) Rom. I, 20.
(9) Ibid. II, 14-15.
(10) Orat. Paneg.
(11) Vit. Moys.
(12) Carm. I. lamb. 3.
(13) Epist. ad Magn.
(14) De doctr. Christ. lib. II, c. 40.
(15) Sap. XIII, I.
(16) Ibid. 5.
(17) II. Petr. I, 16.
(18) Const. dogm. de Fide cath., cap. 3.
(19) Constit. cit., cap. 4.
(20) Ibid.
(21) Strom. lib. I, c. 20.
(22) Epist. ad Magn.
(23) Bulla Apostolici regiminis.
(24) Epist. CXLIII al. 7 ad Marcellin, n. 7.
(25) Constit. dogm. de Fide cath. cap. 4.
(26) I. Cor. I, 24.
(27) Coloss. II, 3.
(28) Epist. ad Magn.
(29) Loc. cit.
(30) Apologet. § 46.
(31) De Opif. Dei, cap. 21.
(32) Bulla Triumphantis, an. 1558.
(33) In 2am 2ae q. 148, a, 4, in finem.
(34) Cons. V. ad cancell. Univ. Tolos., 1368.
(35) Sermo de S. Thoma.
(36) Beza-Bucerus.
(37) Sixtus, V, Bulla. cit.
(38) I, Pet. III, 15.
(39) Tit. l, 9.
(40) Reg., 1, n, 3.
(41) Jac., 1, 17.
(42) Ibid., I, 5.