Entretien donné par l’abbé Ricossa au journal Rivarol (n°3019 du 28/10/2011)
Ces dix dernières années RIVAROL a interrogé différents clercs et prélats de la mouvance dite traditionaliste : l’abbé Guillaume de Tanoüarn pour son livre Vatican II et l’Evangile, l’abbé Alain Lorans, directeur de Dici et porte-parole de la Fraternité sacerdotale Saint-Pie X, Mgr Bernard Tissier de Mallerais pour sa biographie du fondateur d’Ecône, Mgr Marcel Lefebvre une Vie, et Mgr Richard Williamson.
Aujourd’hui, à l’occasion du vingt-cinquième anniversaire de l’Institut Mater Boni Consilii (IMBC) qu’il dirige, nous donnons la parole à l’abbé Francesco Ricossa qui est également directeur du séminaire Saint-Pierre Martyr et de la revue Sodalitium. Ce périodique d’une grande tenue intellectuelle — même si l’on peut ne pas partager toutes ses positions — s’est fait connaître notamment pour ses articles documentés et érudits sur la question juive, sur la personnalité et l’œuvre de Jean XXIII, sur la pensée de Mgr Guérard des Lauriers.
Cet entretien est l’occasion pour l’abbé Francesco Ricossa de nous préciser sa position doctrinale dans l’actuelle crise de l’Eglise et de donner son point de vue sur une actualité religieuse particulièrement riche : la réédition d’Assise, le voyage de Benoît XVI en Allemagne, le « préambule doctrinal » que la « Congrégation pour la doctrine de la foi » a remis le 14 septembre à Mgr Fellay et à ses deux assistants et qui, moyennant éventuellement quelques modifications, doit être accepté par la Fraternité pour que celle-ci soit “régularisée”.
RIVAROL : Monsieur l’abbé, vous fêtez cette fin de semaine à Paris le vingt-cinquième anniversaire de l’Institut Mater Boni Consilii. Pouvez-vous brièvement nous rappeler les circonstances de sa fondation ?
Abbé Francesco RICOSSA : Nous étions plusieurs prêtres du district d’Italie de la Fraternité Saint-Pie X, ordonnés au début des années 1980 par Mgr Lefebvre, à camper sur des positions doctrinales fermes, notamment dans notre refus catégorique de la nouvelle messe et de toute compromission avec les modernistes. Nous avions d’ailleurs fondé en 1984, avec la bénédiction de Mgr Lefebvre, la revue Sodalitium en hommage à Mgr Umberto Benigni qui avait fondé au début du XXème siècle ce mouvement radicalement anti-moderniste à la demande du Pape saint Pie X, soucieux de l’infiltration de clercs libéraux et modernistes dans l’Eglise catholique. Nous entretenions des rapports difficiles avec l’abbé Franz Schmidberger, supérieur général de la Fraternité sacerdotale Saint-Pie X (Mgr Lefebvre ayant quitté cette fonction en 1983), car il avait des liens étroits avec des mouvements très modérés, acceptant le principe de l’assistance à la nouvelle messe, comme Una Voce. A cette époque dans la Fraternité l’on parlait déjà, soit d’un sacre d’évêque, soit d’un accord avec les modernistes à la suite du premier indult de Jean Paul II du 3 octobre 1984. Les prêtres italiens de la FSSPX étaient non seulement tout à fait opposés à une hypothèse d’accord qui n’aurait pas été fondé sur la foi mais de plus étaient perplexes sur la possibilité d’un sacre, non sur le fait en lui-même, mais dans la mesure où cet acte ne leur semblait pas justifiable aussi longtemps que la Fraternité reconnaîtrait l’autorité de Jean Paul II.
S’ajoutait à cela le problème du code de droit canon “promulgué” par Jean Paul II en décembre 1983. Mgr Lefebvre avait déclaré ce nouveau code inacceptable, alors qu’aujourd’hui la Fraternité l’accepte. Or, nous avions lu dans les manuels de théologie que l’Eglise ne pouvait pas imposer un code de droit canonique mauvais à cause de son infaillibilité dans la promulgation de lois liturgiques et disciplinaires. Du fait de toutes ces questions que nous nous posions et à cause de la ligne pratique de l’abbé Schmidberger qui était tout à fait en faveur d’un accord avec les modernistes, notre situation devenait intenable au sein de la Fraternité. Dans un premier temps Mgr Lefebvre nous avait soutenus puis, lorsque les choses se sont envenimées, il nous a abandonnés en arguant que ce n’était plus lui le supérieur général et qu’il ne pouvait donc rien faire. A ce moment-là, nous avions compris que la position de la Fraternité ne tenait pas mais nous ne savions pas encore vraiment quelle était la bonne voie.
Nous avons pris un certain temps entre décembre 1985 — où nous quittons la Fraternité et fondons l’Institut Mater Boni Consilii à Turin — et septembre 1986 — où nous ouvrons le séminaire Saint-Pierre Martyr — pour réfléchir et étudier sereinement. Nous avons rencontré plusieurs prêtres se situant dans les tendances les plus fermes, nous avons examiné toutes les solutions possibles et finalement nous avons rencontré Mgr Guérard des Lauriers. Cette visite nous a convaincus de deux choses. L’une, spéculative : la thèse qu’il défendait, dite de Cassiciacum, nous est apparue être la bonne. L’autre, pratique : il fallait se décider à ouvrir un séminaire pour un clergé qui ne célèbre pas la messe en communion avec (una cum) Jean Paul II. Rappelons qu’à ce moment-là il n’y avait pas de séminaire traditionaliste autre que celui d’Ecône.
R. : Actuellement combien avez-vous de prêtres dans votre Institut ? Combien de séminaristes ? Quelles chapelles desservez-vous ? Dans quels pays ?
Abbé F. R. : Nous sommes un petit groupe d’une dizaine de prêtres. Nous avons un évêque flamand, Mgr Geert Stuyver, qui réside en Belgique, un prêtre en Argentine, en France l’abbé Cazalas, aumônier de l’école de Serre-Nerpol fondée par feu le père Vinson. Les autres prêtres sont en Italie, l’un est à Rimini et s’occupe de tout l’est de l’Italie, du côté de la mer Adriatique. Dans la maison–mère de Verrua Savoia près de Turin où se trouve aussi notre séminaire résident les autres prêtres : les abbés Murro, Giugni, Jocelyn Le Gal qui s’occupe de Paris, moi-même, et un collaborateur qui appartient à l’association de Mgr Donald Sanborn, l’abbé Thomas Le Gal.
Actuellement nous avons trois séminaristes, dont un qui en est aux ordres majeurs. Pour l’heure nous comptons moins de séminaristes que naguère car presque chaque groupement non una cum dispose désormais de sa maison de formation. Nous exerçons notre ministère en Italie, du nord au sud (y compris à Rome), en France (à Lille, à Paris, à Lyon, à Annecy, à Cannes et en Isère), en Belgique, aux Pays-Bas et en Argentine. A Paris en particulier, nous exerçons notre ministère depuis presque six ans, en deux lieux, dans le neuvième arrondissement et dans le quinzième arrondissement.
R. : Pouvez-vous préciser pour les lecteurs qui ne la connaissent pas votre position doctrinale dans l’affreuse crise de l’Eglise que nous vivons depuis plus d’un demi-siècle ?
Abbé F. R. : Nous embrassons tout ce que l’Eglise nous propose à croire, tout ce qu’elle enseigne. D’autre part, pour expliquer l’actuelle crise de l’Eglise, même s’il existe sur ce sujet plusieurs opinions divergentes, quant à nous, depuis septembre 1986, nous faisons publiquement nôtre la thèse théologique que Mgr Guérard des Lauriers a publiée en 1979 dans les Cahiers de Cassiciacum sur le Siège apostolique qui, au moins depuis décembre 1965 et la “promulgation” par Paul VI de Vatican II, est formellement vacant, mais pas matériellement.
R. : Quel jugement portez-vous sur les six premières années du règne de Benoît XVI ? Pensez-vous, comme l’abbé Claude Barthe, que l’avènement du successeur de Jean Paul II marque un véritable « tournant restaurationniste » et qu’au fond Josef Ratzinger serait plus ou moins traditionaliste ?
Abbé F. R. : Le programme de Joseph Ratzinger qui a été exprimé le 22 décembre 2005 dans son discours à la “Curie” et où il est question d’« herméneutique de la réforme » doit être lu attentivement. Loin d’être un programme de restauration, c’est en réalité un programme moderniste. Ratzinger expose une idée évolutionniste à propos des dogmes qui reprend la pensée de Blondel. Pour Benoît XVI la doctrine de l’Eglise évolue, change, y compris sur le plan politique et social. Il donne comme modèle la Révolution française à ses débuts et surtout la Révolution américaine dont on connaît les origines maçonniques. C’est toute son idée de « laïcité positive ». En cela, Benoît XVI est encore plus clair que Paul VI et Jean Paul II dans son acceptation des doctrines libérales. Pour Ratzinger la doctrine catholique peut devenir obsolète à un moment donné et, à ses yeux, la continuité avec la Tradition, c’est la continuité avec une Tradition qui serait soi-disant l’essence du christianisme et qui se retrouverait dans une Eglise primitive dont lui seul a la connaissance. C’est là l’application d’une méthode purement moderniste.
Quant au programme œcuméniste qui est élargi aux traditionalistes, qu’ils soient anglicans ou catholiques, au dialogue interreligieux comme le prouvent la nouvelle réunion d’Assise le 27 octobre, les visites dans les mosquées et les synagogues, ils montrent clairement que tout est comme avant et que même tout est pire qu’avant. Je ne vois vraiment pas comment l’on peut honnêtement soutenir qu’il y a là une restauration. En revanche, on assiste à une manœuvre intelligente : ce qui semble être une ouverture au monde catholique véritable est une ruse qui consiste à mettre à la tête des opposants à Vatican II des personnages en réalité tout à fait fidèles à Vatican II. L’Italien Mgr Bux est ainsi une vedette dans le monde des messes selon le « Motu Proprio » du 7 juillet 2007; il participe à tous les congrès sur Vatican II ; récemment il a été l’éminence grise d’un congrès, à Rome, pour préparer Assise et pour convaincre ceux qui suivent la Tradition de l’Eglise qu’Assise en est la réalisation. Ceux qui cherchent quelque chose de traditionnel, de catholique trouvent comme guides des ratzingériens qui sont tout à fait modernistes. C’est un tour de passe-passe qui est très finement exécuté.
R. : Que pensez-vous de la publicité très élogieuse que font la Fraternité Saint-Pie X et le Courrier de Rome sur les livres sur Vatican II de “Mgr” Gherardini ?
Abbé F. R. : J’ai écrit un long article sur le premier ouvrage, le plus important, de Mgr Gherardini : Vatican II. Un débat à ouvrir. Il m’a d’ailleurs répondu. Dans sa démarche, on peut apprécier qu’un théologien, même s’il a attendu d’être à la retraite à un âge très avancé pour s’exprimer, ait changé de position, au moins officiellement car peut-être pensait-il naguère sans l’écrire ce qu’il dit aujourd’hui. Il est louable qu’un théologien dise publiquement qu’il faille ouvrir un débat sur Vatican II mais malheureusement il y a beaucoup de contradictions dans ce qu’il dit. Il approuve Vatican II puis, quelques lignes plus bas, il dit que c’est inconciliable avec l’enseignement de l’Eglise. Le plus regrettable, c’est son opinion sur l’infaillibilité de l’Eglise et du Pape. Pour se permettre de critiquer Vatican II, il doit, à l’instar de la Fraternité Saint-Pie X, diminuer de beaucoup ce qui concerne l’infaillibilité de l’Eglise. Donc si Mgr Gherardini et d’autres font preuve d’un peu plus de courage qu’auparavant c’est certes positif. Mais que les catholiques suivent les opinions de Mgr Gherardini, nous le désapprouvons.
R. : Précisément pouvez-vous nous expliquer votre position sur l’infaillibilité de l’Eglise et du Pape qui diffère sensiblement de celle de la Fraternité Saint-Pie X ?
Abbé F. R. : C’est un phénomène étonnant et regrettable de réduire fortement l’infaillibilité de l’Eglise et du Pape. Mgr Lefebvre et les autres évêques qui ont défendu la doctrine traditionnelle de l’Eglise à Vatican II étaient évidemment favorables à la primauté du Pape, à l’infaillibilité, à l’obéissance au magistère authentique. Par la suite, puisqu’ils reconnaissaient, au moins officiellement, la légitimité de Paul VI qui a “promulgué” le concile et de ses successeurs et qu’en même temps ils ne pouvaient accepter les conclusions de Vatican II, ils se sont vus contraints de diminuer dans tous les domaines l’autorité de l’Eglise, du Pape, du magistère et l’infaillibilité de l’Eglise. Ils en arrivent à dire plus ou moins la même chose que les modernistes, mais en l’appliquand à des époques différentes. Pour les modernistes l’Eglise s’est trompée de Constantin à Vatican II et maintenant elle a retrouvé sa Tradition véritable. En revanche, pour ces traditionalistes, l’Eglise était dans la vérité jusqu’à Vatican II et depuis c’est toujours l’Eglise catholique mais elle se trompe. Le problème, c’est que l’Eglise ne peut se tromper. C’est ce que nous récitons dans l’acte de foi : « Mon Dieu je crois fermement toutes les vérités que Vous avez révélez et que Vous nous enseignez par Votre Eglise parce que Vous ne pouvez ni Vous tromper ni nous tromper. » On ne peut attribuer à l’Eglise et à un authentique vicaire de Jésus-Christ les errements que nous constatons chaque jour au niveau dogmatique, au niveau moral, au niveau pratique et disciplinaire. Car les attribuer à l’Eglise, c’est les attribuer à Jésus-Christ qui a dit dans l’Evangile : « Je suis avec vous jusqu’à la fin des temps. »
Par ailleurs, l’Eglise ne peut pas devenir un danger pour la foi et les mœurs des fidèles ; elle ne peut pas nous donner du poison. Même au-delà de l’infaillibilité du magistère qui s’exprime avec ses formes les plus solennelles, il ne faut pas oublier l’infaillibilité du magistère ordinaire : à chaque fois que l’Eglise ou le Pape seul nous disent que quelque chose est révélé par Dieu, par le fait même il faut le croire parce que la Révélation divine est l’objet de la foi et c’est à l’Eglise de nous dire ce qui est révélé. De plus, nous avons l’assurance (c’est une certitude théologique) que la liturgie, que les sacrements que l’Eglise nous donne, que la discipline que l’Eglise impose, sans être des dogmes de foi, ne peuvent pas nous conduire dans l’erreur ou dans le péché. Si nous constatons que la liturgie, les sacrements, la discipline depuis Vatican II ne sont pas conformes à ce que l’Eglise a toujours fait, toujours voulu, tout cela ne peut venir de l’Eglise catholique. L’Eglise ou le Pape seul ne peuvent se tromper dans la promulgation de lois liturgiques et disciplinaires (messe, sacrements, code de droit canon…), dans la canonisation d’un saint (ce qui pose le problème, par exemple, de la “canonisation” du fondateur de l’Opus Dei, Escrivá de Balaguer, par Jean Paul II et demain sans doute la “canonisation” du même Jean Paul II par son successeur qui l’a déjà “béatifié”), dans l’approbation définitive d’un ordre religieux. Pie VI a d’ailleurs condamné les jansénistes qui, au conciliabule de Pistoie, enseignaient que le Pape pouvait promulguer pour l’Eglise universelle des lois liturgiques ou disciplinaires qui soient nocives pour la foi.
Ajoutons enfin que la soumission au Pape est un dogme de foi : « Aucune créature humaine ne peut se sauver si elle n’est soumise au Pontife romain » a enseigné Boniface VIII en 1300 dans sa Bulle Unam Sanctam. « L’Eglise catholique est la société ou la réunion de tous les baptisés qui, vivant sur la terre, professent la même foi et la même loi de Jésus-Christ, participent aux mêmes sacrements et obéissent aux pasteurs légitimes, principalement au Pontife Romain » enseigne pareillement le Catéchisme de Saint Pie X dans sa définition de l’Eglise catholique. Est-il possible d’être plus clair ?
Reste que, et c’est là une constante dans l’histoire, les dissidents ont souvent voulu demeurer dans l’Eglise sans obéir au Pape. C’est le cas notamment des jansénistes qui se livraient à mille escamotages pour trouver des prétextes afin de ne pas embrasser ce que l’Eglise disait lorsqu’elle les condamnait. Le drame, c’est que beaucoup de ceux qui aujourd’hui veulent rester fidèles à la véritable foi, au lieu de se séparer d’une “autorité” qui ne peut pas être telle, préfèrent recourir à ces escamotages pour désobéir.
R. : Quels commentaires vous inspire le voyage du 22 au 25 septembre en Allemagne de Benoît XVI qui a dressé un vibrant hommage de Martin Luther, réaffirmé sa volonté de renforcer le dialogue et la collaboration avec le judaïsme talmudique, a renouvelé son adhésion à la religion de la Shoah, encouragé les mahométans à pratiquer leur religion outre-Rhin pourvu que ce soit dans le respect de la Constitution ?
Abbé F. R. : Ce n’est qu’un épisode parmi tant d’autres. Car dans tous les voyages et dans tout l’enseignement de tous ceux qui se sont succédé depuis Paul VI, l’œcuménisme est l’objet principal de leur “magistère”. Ils le disent d’ailleurs ouvertement. Il ne faut donc pas s’étonner qu’il y ait à chaque fois dans ces voyages des réunions œcuméniques qui comportent aussi une communication dans les choses sacrées (communicatio in sacris), dans le culte, des rencontres avec des religions non chrétiennes, même les plus hostiles au christianisme, des éloges appuyés des fondateurs des sectes hérétiques, des hérésiarques comme Martin Luther. C’est la pratique de l’œcuménisme qui avait été condamnée par Pie XI comme la voie vers l’athéisme et qui est considérée aujourd’hui comme l’objet principal de l’œuvre du (prétendu) successeur de Pierre. C’est évidemment une contradiction absolue.
Ce qui est relativement nouveau, même s’il en était déjà question dans Gaudium et Spes, c’est cette sorte d’éloge de l’athéisme dans son voyage en Allemagne, avec son idée du Parvis des Gentils. L’idée de fond, c’est que l’incroyant est en recherche et que celui qui est en recherche a déjà trouvé. On essaie donc de transformer les incroyants en croyants et l’on dit que les incroyants sont même meilleurs que les catholiques de routine car les premiers cherchent et les seconds ne cherchent pas. C’est quelque chose d’ahurissant.
R. : Pouvez-vous nous en dire plus sur ce Parvis des Gentils ?
Abbé F. R. : Ratzinger a souhaité que l’on établisse une sorte de “Parvis des Gentils”. Vous savez que dans l’ancien temple de Jérusalem (ce qui peut indiquer des liens troublants avec d’autres qui rêvent de bâtir à nouveau, réellement à Jérusalem ou symboliquement en loge, le Temple !) il y avait le Saint des Saints, le Saint et une partie de l’édifice dans laquelle les Gentils (c’est-à-dire les non-juifs) pouvaient entrer, le Parvis des Gentils, mais sans avoir le droit d’aller plus loin. Ces gens n’étaient pas israélites mais fréquentaient le temple, à ses limites. Ratzinger a pris ce symbole — qui est peut-être plus qu’un symbole — pour dire que les croyants comme les incroyants sont dans le temple de Dieu, les uns dans le parvis des Gentils, les autres à l’intérieur. Le « président du Conseil pontifical de la Culture », le “cardinal” Ravasi, a ainsi organisé à Notre-Dame de Paris une réunion officielle avec les croyants et les incroyants, non pas pour prêcher la foi à ceux qui ne croient pas mais pour élargir le dialogue non seulement aux hérétiques, aux schismatiques, non seulement aux membres de toutes sortes de religions mais même aux incroyants. C’est cette année le centenaire de la mort d’un écrivain Italien bien connu, Antonio Fogazzaro, qui est l’auteur du roman Il Santo, Le Saint. C’était à l’époque, sous la forme d’un roman, le programme des modernistes. C’est pourquoi Saint Pie X avait mis à l’index cette œuvre. Eh bien voilà que Ravasi a rédigé la préface de la réédition de la biographie de cet auteur, écrite en 1920 par un moderniste, Tommaso Gallarati Scotti, La vita di Antonio Fogazzaro, ouvrage qui avait été également condamné par le Saint-Office. Dans sa préface “le cardinal” Ravasi écrit carrément que, dans les mea culpa à faire pour les « péchés de l’Eglise », il faut intégrer la condamnation des modernistes. Voilà qui a le mérite d’être clair : ils disent qui ils sont et ce qu’ils veulent !
R. : Le rapport à l’égard des juifs et du judaïsme est très différent de ce que l’on a connu jusqu’à Vatican II. Benoît XVI, comme son prédécesseur, dit ainsi que l’Ancienne Alliance n’a pas été abrogée, que les juifs sont nos « frères aînés dans la foi », rejette l’accusation de peuple déicide. Josef Ratzinger dans son Jésus de Nazareth va même jusqu’à écrire que la parole de malédiction de la foule des juifs à l’égard du Christ lors de sa comparution devant Pilate : « Que son sang retombe sur nous et sur nos enfants » doit s’interpréter comme un signe de bénédiction, faisant allusion au sang versé par les animaux dans l’Ancien Testament comme offrande à Yahvé. Que penser de tout cela ?
Abbé F. R. : C’est un complet renversement qui a commencé officiellement avec la déclaration conciliaire Nostra Ætate. Celle-ci a été demandée par un historien français et socialiste, Jules Isaac (qui était aussi membre du B’nai B’rith), à Jean XXIII qui acquiesça et le document a été “promulgué” par Paul VI en 1965. Tout cela a renversé les rapports entre l’Eglise et le judaïsme actuel — à ne pas confondre avec celui de l’Ancien Testament — qui n’est rien d’autre que le pharisaïsme qui a triomphé depuis la destruction du temple en 70 (Abraham est bien le père des croyants, mais les pharisiens ne sont ni nos “frères aînés” – Jean-Paul II – ni nos “pères dans la foi” – Benoît XVI –). Jean Paul II est allé encore plus loin, en déclarant que l’Ancienne Alliance n’a jamais été abrogée. Ce qui peut vouloir dire deux choses : soit qu’il n’y a qu’une seule Alliance, l’Ancienne, et que donc le Nouveau Testament est faux. Soit que les deux Alliances restent en vigueur, l’une avec les juifs, l’autre avec les Gentils, et que l’Ancienne demeure sans Jésus-Christ puisque ceux qui la suivent rejettent Notre Seigneur. Cela est d’une extrême gravité. Quand le Christ consacre Son Précieux Sang, Il dit : « Ceci est le sang de la Nouvelle et Eternelle Alliance ». Les modernistes préfèrent aujourd’hui parler de première et de seconde Alliance parce que un et deux ne s’excluent pas alors qu’ancien et nouveau s’excluent forcément. La Nouvelle Alliance arrive et l’Ancienne devient donc périmée. Non qu’elle fût mauvaise mais elle est remplacée par la Nouvelle.
Jules Isaac, pour en revenir à lui, écrivait dans ses ouvrages que les persécutions contre les juifs étaient imputables au christianisme à cause de son « enseignement du mépris » qui durait depuis deux mille ans. Et, selon lui, les sources de ces calomnies persécutrices contre le judaïsme se trouvent chez les Evangélistes. L’Evangile est donc lui-même mis en cause. Comment accepter l’idée de fond de cet écrivain israélite sans rejeter dans le même temps l’Evangile ? Le seul moyen, trouvé par les modernistes, c’est de dire que les paroles du Christ et des Apôtres qui semblent faire partie de cet « enseignement du mépris » n’ont jamais été vraiment prononcées par Notre-Seigneur et Ses premiers disciples. Ce serait le fruit de cette communauté chrétienne primitive qui se disputait avec la synagogue. Cette idée que l’on trouve dans des documents officiels consiste à renier l’historicité de l’Evangile. Voyez que ce ne sont pas là des questions de détails !
Enfin, la responsabilité des juifs dans la mort du Christ est clairement affirmée dans l’Evangile. Il est vrai que Notre-Seigneur est mort pour tous, y compris pour ceux qui L’ont crucifié et c’est là la cause finale. Mais Il est bien mort de la main de quelqu’un et l’Evangile nous montre tous les coupables de ce temps-là avec les différents degrés de responsabilité que saint Thomas examine si bien. Si l’on refuse le Messie, si l’on affirme que Notre-Seigneur n’est pas Dieu, il faut en tirer toutes les conséquences. Les juifs ont dit à Pilate : « Nous avons une loi et, selon cette loi, il doit mourir car il a prétendu être le Fils de Dieu. » C’est ce que professe encore aujourd’hui le judaïsme.
R. : Quel regard portez-vous sur les discussions entre la Fraternité Saint-Pie X et ce que Mgr Lefebvre appelait la « Rome moderniste ». Pensez-vous que Mgr Fellay va accepter le « préambule doctrinal » qui lui a été soumis ?
Abbé F. R. : N’étant pas prophète, j’ignore si ces pourparlers vont aboutir. Mais l’on peut déjà en tirer des enseignements. Du point de vue des principes, ces pourparlers sont déjà en soi une erreur. Car si l’on reconnaît l’autorité de Paul VI et de ses successeurs, il n’y a pas à discuter, il faut leur obéir, embrasser leur doctrine, éventuellement leur demander des explications mais étant toujours prêt à reconnaître a priori leur enseignement. Si en revanche ils ne sont pas l’autorité, on ne peut pas les reconnaître pour ce qu’ils ne sont pas et avoir des relations de ce genre avec des personnes qui ne sont pas d’accord avec nous sur la foi. Du point de vue pratique, on a déjà pu voir que ces pourparlers, au lieu de favoriser notre camp, ont toujours entraîné des défections. On peut voir sur internet Mgr Rifan, qui est à la tête des héritiers de Mgr de Castro-Mayer (mais bien différent de lui), concélébrer la nouvelle messe ou être présenté avec ravissement aux Journées mondiales de la jeunesse à Madrid par le fondateur du chemin néo-catéchuménal, Kiko Arguello, un laïc hérétique qui critique ouvertement le concile de Trente. Combien de clercs et de laïcs se sont ainsi ralliés aux modernistes à la suite de pourparlers qui n’ont jamais donné le moindre résultat positif ?
Ce qu’il faut faire, pour y voir clair dans la crise de l’Eglise, c’est poser le problème des erreurs de Vatican II, garder la vraie doctrine, conserver la foi mais nullement pour trouver une solution pratique comme la direction de la Fraternité Saint-Pie X semble vouloir le faire. Dans la conférence qu’il a donnée à Villepreux, le 1er octobre, Mgr Fellay soutient une position étonnante : les discussions doctrinales, dit-il, ont montré que nous n’étions pas d’accord mais ce que nous demandons, c’est que l’on tolère la Tradition, c’est-à-dire que l’on admette que l’on puisse penser comme nous pensons, tout en étant reconnus, réintégrés. Et le supérieur de la Fraternité de donner l’exemple de toutes les discussions qu’il y a toujours eu dans l’Eglise catholique entre différents courants théologiques, les uns pensant une chose, les autres pensant autrement et l’Eglise ne tranchant pas. Mais justement c’est cela toute la différence avec les doctrines de Vatican II. On ne discute pas sur des matières où l’Eglise n’aurait pas encore tranché, on se dispute sur des matières où l’Eglise a déjà tranché. L’œcuménisme, la liberté religieuse, la collégialité, les relations entre l’Eglise et le judaïsme, le dialogue interreligieux, ce sont des questions où le magistère s’est déjà prononcé, et sans aucune équivoque. Il n’y a donc pas de possibilité de tenir l’une et l’autre doctrine dans la même Eglise. On ne peut considérer les vérités de la foi et la négation de ces vérités comme deux opinions libres. C’est inadmissible.
R. : Mais cela ne semble pas gêner Benoît XVI qui étend l’œcuménisme aussi bien à gauche qu’à droite et qui admet qu’on puisse avoir des interprétations différentes d’un concept ou d’une doctrine. C’est cet état d’esprit qui avait présidé en 1999 à l’accord sur la justification entre les luthériens et la « Congrégation pour la doctrine de la foi » que présidait alors Josef Ratzinger. Mais ne dynamite-t-on pas ainsi toute notion de vérité, qu’elle soit intellectuelle, morale ou dogmatique, entraînant ainsi un effroyable indifférentisme et un non moins effrayant relativisme ?
Abbé F. R. : L’œcuménisme de Ratzinger est cohérent. Il veut ouvrir l’œcuménisme à tout le monde, y compris à la Fraternité Saint-Pie X, et c’est la meilleure façon de faire disparaître ceux qui défendent la Tradition : les laisser entrer dans le mouvement qu’ils affirment combattre. Dans la mesure où ils acceptent le mécanisme œcuménique, ils en font partie et donc ne s’y opposent plus. Et ce mouvement œcuménique, comme vous le dites, favorise l’apostasie des masses. Il suffit d’ouvrir les yeux.
R. : D’aucuns disent, à tort ou à raison, que l’actuelle politique de rapprochement de Mgr Fellay avec la Rome moderniste constitue une trahison du combat de Mgr Lefebvre. Etes-vous d’accord avec cette affirmation ?
Abbé F. R. : Oui et non. Non, car Mgr Lefebvre a toujours reconnu, du moins en public, la légitimité de Paul VI et de ses successeurs et a même exclu de la Fraternité ceux qui ne la reconnaissaient pas. Par ailleurs, il a toujours voulu des pourparlers dans le but de trouver un accord pratique. Dans la Lettre aux amis et bienfaiteurs numéro 16 datée du 19 mars 1979, il demandait à Jean-Paul II beaucoup moins que ce que demande aujourd’hui Mgr Fellay. Il est vrai aussi que la Fraternité est née en 1970 avec toutes les autorisations possibles et dans le but d’appliquer la méthode d’étude de Vatican II. C’est clairement écrit dans les statuts de la FSSPX. De ce point de vue là, il n’y a pas de trahison ; il y a même continuité.
Mais oui, d’un autre point de vue, il y a changement en ce sens que Mgr Lefebvre, tantôt en public, tantôt en privé, et certainement dans son cœur, acceptait certes des discussions pour tenter de parvenir à un accord pratique mais il voulait un accord où il aurait été en position de force et sans nourrir aucune illusion sur ses interlocuteurs. C’est pourquoi de fait l’accord ne s’est jamais fait concrètement. Il a signé le protocole d’accord le 5 mai 1988 avec Josef Ratzinger mais s’est rétracté dès le lendemain matin après, disait-il, avoir passé une nuit affreuse. Il a retiré sa signature, non hélas parce que quelque chose le souciait au niveau des principes, mais parce qu’il croyait que l’on allait le tromper. D’autre part, même s’il discutait avec les modernistes et cherchait un accord avec Ratzinger lorsqu’il était à la « Congrégation pour la doctrine de la foi », il pensait lui-même personnellement que Ratzinger n’avait pas la foi. C’est ce qu’il me disait lorsque j’étais prieur à Albano. Mgr Lefebvre n’avait aucune estime pour Ratzinger, il savait qu’il parlait avec un ennemi redoutable qu’il fallait vaincre dans des disputes diplomatiques. Ce qui n’est pas le cas d’un certain nombre de responsables de la Fraternité qui ont une véritable vénération pour Josef Ratzinger, se sont laissés envoûter par lui, convaincus qu’il veut vraiment le bien de l’Eglise. Et cela n’est pas nouveau : je me souviens que l’abbé Schmidberger, alors supérieur général de la Fraternité et aujourd’hui supérieur du district d’Allemagne, se vantait d’envoyer chaque année des bouquets de fleurs à Ratzinger pour la saint Joseph ! C’est un état d’esprit qui est quand même sensiblement différent de celui de Mgr Lefebvre. Donc de ce point de vue là il y a changement.
Mais au fond je pense que les problèmes de la Fraternité Saint-Pie X dépendent des choix pragmatiques que Mgr Lefebvre a toujours faits. Ses successeurs le suivent dans ce chemin mais ils n’ont pas ses qualités et donc la situation dégénère plus encore.
R. : Si un accord se fait d’ici quelques semaines ou quelques mois, pensez-vous qu’il y aura une résistance interne à la Fraternité ?
Abbé F. R. : Il faut bien sûr l’espérer mais je suis assez pessimiste. Je crains que la résistance ne soit pas très importante ni de la part du clergé, ni de la part des fidèles. Enfin et surtout, je redoute que ceux qui résistent ne le fassent avec de faux principes, ceux de la Fraternité. Ils risquent de refaire une petite Fraternité qui va continuer l’équivoque.
Deux tendances ont toujours coexisté dans la FSSPX : l’une qui veut trouver un point d’accord avec les modernistes, l’autre qui de facto veut faire de la Fraternité une petite Eglise avec ses tribunaux, ses juridictions de fait, avec presque tous les dicastères de la Curie romaine. Certains risquent donc d’aller dans le sens d’une Petite Eglise, les autres dans le sens de la confluence du petit torrent dans le fleuve de l’apostasie moderniste. Dans l’un et l’autre cas c’est profondément regrettable car des forces qui eussent pu être très utiles dans la lutte contre le modernisme pourraient se disperser à cause de faux principes. C’est un épouvantable gâchis.
R. : Pour finir que pensez-vous de ce qu’il est désormais convenu d’appeler l’affaire Williamson et de la façon dont ses supérieurs ont traité cet évêque britannique, sachant qu’une lettre récente et authentique de Mgr Fellay (en date du 23 septembre) reproduite sur le blog de Maurice Pinay menace son confrère d’exclusion de la FSSPX s’il n’interrompt pas son blog Dinoscopus ?
Abbé F. R. : J’ai bien connu au séminaire d’Ecône celui qui était alors l’abbé Williamson. Du point de vue doctrinal je ne suis pas d’accord avec lui car il a toujours été anti-infaillibiliste. Mais s’agissant de ce qui l’a rendu célèbre il y a bientôt trois ans et où il s’est prononcé non sur des questions de foi mais sur des questions d’ordre historique, je pense que la façon dont il est traité depuis par ses supérieurs est tout à fait scandaleuse et indigne. Il n’a pas été traité comme un frère par ses confrères, ce qui est curieux pour une Fraternité de prêtres !
Propos recueillis par Jérôme BOURBON.