(Extrait de Sodalitium n°65 édition française de mai 2013)
Par M. l’abbé Ugolino Giugni
Dans cet article, je voudrais illustrer la pensée de l’Église et en particulier celle du pape Léon XIII, auteur de la célèbre encyclique Rerum Novarum de 1891, sur la “Question Sociale”, et ensuite en voir l’application pratique dans les écrits de son contemporain, qui m’est très cher, le prêtre journaliste, Davide Albertario.
Ce qu’est la question sociale
Essayons tout d’abord de définir les termes que nous utiliserons.
Par le terme “social”, on entend indiquer tout ce qui a trait à la société. Dans l’étymologie classique, “social” équivalait à “politique” (du grec polis = cité) et venait du latin societas. Jusqu’au XVIIIème siècle, tout ce qui avait trait à la société était défini “politique”, et, au fil du temps, le terme “politique” désignera tout ce qui concerne le gouvernement de la communauté. “Social”, en revanche, indiquera tout ce qui se réfère à la vie commune des membres de la communauté, et le terme “économique” indiquera ce qui a trait aux besoins matériels des personnes vivant en communauté.
Souvent le social inclut aussi l’aspect économique puisque les besoins matériels de l’homme conditionnent en grande partie sa manière de vivre commune et en société.
Par conséquent, quand on parle de question (ou problème) sociale, cela concerne la politique et l’économie puisqu’elle les comprend. Pour certains, cela concerne la politique et l’économie des différentes classes sociales. Mais l’opposition entre aspect social politique et économique tend à limiter la Q. S. Plus récemment, et à partir du XIXème siècle, la question des classes, leur égalité, leurs rapports, a eu un poids non négligeable dans la définition de la Q. S., mais il n’est pas possible de la restreindre uniquement à ce seul aspect.
Quand on parle de Doctrine sociale, on indique un système qui contient un ensemble de principes, de droits, visant à donner une organisation déterminée de la société et c’est en ce sens qu’on parle donc de Doctrine sociale de l’Église.
Mgr Umberto Benigni, catholique intégral, auteur de plusieurs ouvrages d’histoire de l’Église
Pour Mgr Umberto Benigni, « par “vie sociale”, on entend l’ensemble organique des phénomènes de la société humaine, la vie civile de l’humanité et de chacun de ses membres comme tels. Par conséquent, la vie sociale d’un institut, d’une organisation morale, désigne sa participation active et passive (c’est-à-dire influente et influée) à la vie de la société et à sa civilisation ; ainsi, la vie sociale de l’Église catholique, entendue dans le sens historique, nous donne la vie de l’Église – non interne, c’est-à-dire spécifiquement ecclésiastique – mais spécialement extérieure ; c’est-à-dire non seulement en tant qu’elle se déroule au milieu de la société humaine, mais surtout en tant qu’elle concerne la société elle-même et sa civilisation. (…)
L’expression “Vie sociale” a un sens plus étendu que n’a pas “vie publique” ; en effet, elle concerne particulièrement les faits collectifs et officiels de l’état, et les actions des citoyens directement ou indirectement s’y rapportant ; tandis que la vie sociale comprend tout rapport civil entre les hommes.
La vie sociale ainsi comprise se distingue communément en vie politique, éthico-juridique et économique. (…)
La vie politique, partie principale de la vie publique, concerne les principes et les faits relatifs à l’État et à son gouvernement politique proprement dit, comme les partis politiques et leurs courants respectifs. La vie éthico-juridique embrasse tout l’ensemble des usages, coutumes, lois qui règlent la vie publique et privée des citoyens, excepté les phénomènes politiques et économiques. (…) Enfin, la vie économique concerne un aspect spécial de la vie éthico-juridique, celui des principes et des faits économiques, c’est-à-dire concernant la subsistance matérielle humaine » (1).
Historique de la “question sociale”
À la fin du XIXème siècle, la “question sociale” se faisait violemment sentir et était alimentée par la révolution industrielle et par la modernisation de la société ; le socialisme cherchait à manœuvrer les masses contre les “patrons” pour réaliser une révolution. La crainte et la préoccupation dans la société italienne et dans ses institutions d’un éventuel mouvement révolutionnaire populaire était grande (cette crainte fut aussi une des causes de la violente répression des émeutes milanaises de 1898 qui aboutirent à l’arrestation de l’abbé Albertario).
Les premières manifestations d’intérêts de la part des catholiques autour des problèmes sociaux eurent lieu dans la seconde moitié du dix-neuvième siècle. En Allemagne, l’archevêque de Mayence, le baron von Ketteler, publia en 1864 un opuscule “La question ouvrière et le Christianisme” dans lequel il soutenait “la nécessité d’une intervention plutôt extérieure de l’état pour la protection des travailleurs, en affirmant que la tendance associative des ouvriers était un phénomène naturel des temps modernes, qui devrait se développer dans le sens corporatif, et soutint la fondation de coopératives de production” (2). Ketteler eut une certaine influence sur de nombreux étudiants et organisateurs catholiques autrichiens et français. En France, le comte de Mun et le marquis René de la Tour du Pin en subirent l’influence ; “ils insistèrent d’une manière particulière sur la critique du libéralisme économique et politique au nom de la conception organique de la société et de l’état, et défendaient la constitution de corporations avec des fonctions représentatives y compris dans le domaine politique. En pratique, leur œuvre s’exerça surtout à travers l’Œuvre des cercles catholiques d’ouvriers, née avec une sorte de fonction de patronage et qui s’est développée également comme association d’études. Au moyen de la revue Association catholique, fondée en 1876, ce courant corporatiste français exerça une influence certaine sur les catholiques italiens. En Belgique, se développa un mouvement corporatiste catholique, avec l’école de Liège, inspirée par l’évêque de cette ville Victor Joseph Doutreloux” (3). En France, plusieurs industriels catholiques constituèrent en cette période des associations, comme celle des Patrons Chrétiens du Nord, lesquels déployèrent une certaine activité d’assistance en faveur des ouvriers (4). Mais en général ces activités sociales demeuraient, en cette période 1870-1890, étrangères au mouvement ouvrier et syndical. Les organisations catholiques réunissaient généralement des paysans artisans, des petits propriétaires, des petits entrepreneurs ; et il s’agissait surtout de sociétés de secours mutuel et de coopératives, ou seulement de confréries. L’idée même de nombreux catholiques de se référer aux corporations médiévales les poussait à préférer les associations mixtes qui comprenaient des patrons et des travailleurs (5).
Léon XIII (sur cette photo alors qu’il était encore cardinal) publia l’encyclique Rerum Novarum sur la question sociale
En Italie, l’activité d’étude et de réflexion fut plutôt médiocre par rapport à celle des catholiques étrangers. “Cela était dû non seulement aux conditions sociales relativement arriérées de l’Italie, mais aussi au fait que les catholiques italiens, en ne participant pas aux luttes électorales et parlementaires [du fait du non expedit] n’étaient pas, comme ceux des autres pays, obligés de prendre des positions les engageant face aux différents problèmes économiques et sociaux, qui faisaient de plus en plus l’objet de discussions” (6). Pour avoir une idée des intentions et des attentes des catholiques avant Rerum Novarum, on peut lire l’étude qu’en 1888 le trévisan Giuseppe Toniolo publia de manière anonyme dans l’organe officiel de l’Œuvre des Congrès, intitulée : “Raisons et intentions des études et de l’action sociale des catholiques d’Italie”. Il y soutenait, entre autres, que “le problème social ne peut être résolu qu’en instituant des corporations de patrons et de travailleurs, organisées hiérarchiquement et reconnues par l’état”. Il avance aussi une série de propositions concrètes, qui devraient constituer les objectifs de l’action immédiate des catholiques dans le domaine social. Ce sont : repos hebdomadaire ; exclusion des femmes et des adolescents du travail dans certaines industries ; limitation maximale absolue des heures de travail, surtout pour les femmes et les adolescents ; défense des moyennes entreprises, des petites industries et des industries familiales ; défense du métayage ; meilleure protection donnée par l’état à l’agriculture plutôt qu’à l’industrie ; affirmation théorique de la nécessité de fixer un salaire minimum… interdiction de la rescision sans préavis des contrats de travail ; adoption du salaire ‘pour travail fait’ plutôt que du salaire ‘fixe’, et paiement d’une partie du salaire de manière indirecte (au moyen de logements gratuits, versements pour assurances retraite, etc.) ; institution de parts additionnelles de salaires, à titre de participation aux bénéfices, devant être versées au moyen de primes annuelles dans les années favorables… construction de maisons ouvrières ; diffusion des organismes de bienfaisance ; institution de banques populaires” (7).
L’Œuvre des Congrès s’occupa activement de la question sociale dans ses différents congrès, et particulièrement en 1887 au VIIème congrès de Lucques (19-23 avril), grâce à sa seconde section qui concernait l’économie sociale chrétienne, sous la direction de Medolago Albani (8) et avec la collaboration de Toniolo (9). Le fait que, à cette occasion, furent anticipés plusieurs des thèmes qui seront abordés par l’encyclique de 1891, est significatif ; “Lorenzo Bottini aborda le sujet en montrant la genèse de l’individualisme dans les principes et dans les conséquences de la Révolution de 1789. L’ample relation, un vrai livre avec des notes et une subdivision en différents chapitres, analyse les problèmes de la question ouvrière et parcourt les principaux épisodes de l’histoire de la corporation chrétienne et de sa compatibilité avec les lois et coutumes italiennes. Elle cite également le statut d’une corporation chrétienne fondée depuis peu à Lille, en France” (10).
Le congrès de l’Œuvre (le huitième) de 1890, qui se tint à Lodi, eut pour thème L’intervention de l’État dans les questions économiques et sociales. Entre les deux thèses qui se disputaient le terrain, celle du libéralisme absolu et celle du socialisme d’état, les catholiques auraient dû se tourner vers la seule qui s’adaptait parfaitement à leur doctrine : “entre ces deux théories opposées, que l’État ne doive rien faire et que l’État doive tout faire, il y a quelque chose au milieu : c’est que l’État doit bien faire” (11), concluait comme rapporteur Stanislao Medolago Albani.
C’est dans ce cadre historique que vit le jour en 1891 l’encyclique Rerum Novarum de Léon XIII, sur la condition ouvrière.
Quelques points capitaux de Rerum Novarum
1. Les socialistes prétendent que toute propriété de biens privés doit être supprimée, que les biens d’un chacun doivent être communs à tous, et que leur administration doit revenir aux municipalités ou à l’État. Mais pareille théorie est souverainement injuste. Le but immédiat visé par le travailleur, c’est d’acquérir un bien qu’il possédera en propre et comme lui appartenant. Il attend de son travail le droit strict et rigoureux, non seulement de recevoir son salaire, mais encore d’en user comme bon lui semblera. [3] (12).
2. La propriété privée est un droit naturel (Dieu a donné la terre pour l’usage et la jouissance de tout le genre humain). Au reste, quoique divisée en propriétés privées, la terre ne laisse pas de servir à la commune utilité de tous, attendu qu’il n’est personne parmi les mortels qui ne se nourrisse du produit des champs. [6-7]
3. La famille, c’est-à-dire la société domestique, [est] réelle et antérieure à toute société civile à laquelle il faudra de toute nécessité attribuer certains droits et certains devoirs indépendants de l’État. C’est pourquoi elle jouit, pour le choix et l’usage de tout ce qu’exigent sa conservation et l’exercice d’une juste indépendance, de droits au moins égaux à ceux de la société civile. Si les citoyens, si les familles entrant dans la société humaine y trouvaient, au lieu d’un soutien, un obstacle, au lieu d’une protection, une diminution de leurs droits, la société serait plutôt à rejeter qu’à rechercher. [9-10]
4. C’est une erreur grave et funeste de vouloir que le pouvoir civil pénètre à sa guise jusque dans le sanctuaire de la famille. S’il arrive qu’une famille se trouve dans une situation matérielle critique, il est juste que le pouvoir public vienne à son secours, car chaque famille est un membre de la société. Il faut que le pouvoir public y rétablisse le droit de chacun. Ce n’est point là empiéter sur les droits des citoyens, mais leur assurer une défense et une protection réclamées par la justice. (Les fils sont quelque chose de leur père, une extension de sa personne, ils doivent rester sous la tutelle des parents jusqu’à ce qu’ils aient acquis l’usage du libre arbitre). Ainsi, en substituant à la providence paternelle la providence de l’État, les socialistes vont contre la justice naturelle et brisent les liens de la famille. [11]
5. C’est à l’Église… soit de mettre fin au conflit [de la lutte des classes, n.d.r.], soit au moins de l’adoucir en lui enlevant tout ce qu’il a d’âpreté et d’aigreur ; l’Église, qui ne se contente pas d’éclairer l’esprit de ses enseignements, mais s’efforce encore de régler en conséquence la vie et les mœurs de chacun. [13]
6. Le premier principe à mettre en avant, c’est que l’homme doit accepter cette nécessité de sa nature qui rend impossible, dans la société civile, l’élévation de tous au même niveau. La nature a disposé parmi les hommes des différences aussi multiples que profondes ; différences d’intelligence, de talent, de santé, de force ; différences nécessaires d’où naît spontanément l’inégalité des conditions. [14]
7. Pour ce qui regarde le travail, après le péché, Dieu l’a imposé à l’homme comme une expiation accompagnée de souffrance. De même, toutes les autres calamités qui ont fondu sur l’homme n’auront ici-bas ni fin ni trêve, parce que les funestes conséquences du péché sont dures à supporter, amères, pénibles, et qu’elles se font sentir à l’homme, sans qu’il puisse y échapper, jusqu’à la fin de sa vie. Oui, la douleur et la souffrance sont l’apanage de l’humanité, et les hommes auront beau tout essayer, tout tenter pour les bannir, ils n’y réussiront jamais. [14]
8. L’erreur capitale, dans la question présente, c’est de croire que les deux classes sont ennemies-nées l’une de l’autre, comme si la nature avait armé les riches et les pauvres pour qu’ils se combattent mutuellement dans un duel obstiné. C’est là une affirmation à ce point déraisonnable et fausse que la vérité se trouve dans une doctrine absolument opposée. Dans le corps humain, les membres, malgré leur diversité, s’adaptent merveilleusement l’un à l’autre, de façon à former un tout exactement proportionné et que l’on pourrait appeler symétrique. Ainsi, dans la société, les deux classes sont destinées par la nature à s’unir harmonieusement dans un parfait équilibre. Elles ont un besoin impérieux l’une de l’autre : il ne peut y avoir de capital sans travail, ni de travail sans capital. La concorde engendre l’ordre et la beauté. Au contraire, d’un conflit perpétuel il ne peut résulter que la confusion des luttes sauvages. [15]
9. Tout l’ensemble des vérités religieuses, dont l’Église est la gardienne et l’interprète, est de nature à rapprocher et à réconcilier les riches et les pauvres, en rappelant aux deux classes leurs devoirs mutuels et, avant tous les autres, ceux qui dérivent de la justice. Le travail du corps, au témoignage commun de la raison et de la philosophie chrétienne, loin d’être un sujet de honte, fait honneur à l’homme, parce qu’il lui fournit un noble moyen de sustenter sa vie. Ce qui est honteux et inhumain, c’est d’user de l’homme comme d’un vil instrument de lucre, de ne restituer qu’en proportion de la vigueur de ses bras. [16]
10. Aux patrons, il revient de veiller à ce que l’ouvrier ait un temps suffisant à consacrer à la piété ; il est encore défendu aux patrons d’imposer à leurs subordonnés un travail au-dessus de leurs forces ou en désaccord avec leur âge ou leur sexe. Mais, parmi les devoirs principaux du patron, il faut mettre au premier rang celui de donner à chacun le salaire qui convient. Ce serait un crime à crier vengeance au ciel, que de frustrer quelqu’un du prix de ses labeurs. [16-17]
11. Si l’on obéit aux préceptes du christianisme, c’est dans l’amour fraternel que s’opérera l’union. De part et d’autre, on saura et l’on comprendra que les hommes sont tous absolument issus de Dieu, leur Père commun ; que tous ils ont été également rachetés par Jésus-Christ. Ils sauront enfin que tous les biens de la nature, tous les trésors de la grâce appartiennent en commun et indistinctement à tout le genre humain. [21]
12. Pour ce qui est de la classe des travailleurs, l’Église veut les arracher à la misère et leur procurer un sort meilleur, et elle fait tous ses efforts pour obtenir ce résultat. Et elle apporte à cette œuvre un très utile concours, par le seul fait de travailler en paroles et en actes à ramener les hommes à la vertu. Dès que les mœurs chrétiennes sont en honneur, elles exercent naturellement sur la prospérité temporelle leur part de bienfaisante influence. En effet, elles attirent la faveur de Dieu, elles compriment le désir excessif des richesses et la soif des voluptés. [23]
13. Comme il serait déraisonnable de pourvoir à une classe de citoyens et de négliger l’autre, il est évident que l’autorité publique doit aussi prendre les mesures voulues pour sauvegarder la vie et les intérêts de la classe ouvrière. C’est pourquoi, parmi les graves et nombreux devoirs des gouvernants qui veulent pourvoir comme il convient au bien public, celui qui domine tous les autres consiste à avoir soin également de toutes les classes de citoyens, en observant rigoureusement les lois de la justice dite distributive. [27]
14. Il est dans l’ordre que ni l’individu ni la famille ne soient absorbés par l’État. Aux gouvernants, il appartient de prendre soin de la communauté et de ses parties parce que, de droit naturel, le gouvernement ne doit pas viser l’intérêt de ceux qui ont le pouvoir entre les mains, mais le bien de ceux qui leur sont soumis, d’ailleurs, toute autorité vient de Dieu et est une participation de son autorité suprême. [28]
L’économie sociale chrétienne
Délégations ouvrières à Rome pour le 60ème anniversaire de Rerum Novarum (15 mai 1951)
« L’économie sociale est la partie de la sociologie qui concerne dans la question sociale les problèmes économiques, ainsi que le côté économique des autres, c’est-à-dire tout phénomène économico-social. Le principal but pratique de l’économie sociale (ou sociologie économique) est la juste solution du problème de la subsistance humaine, sur la base de l’exacte constatation des critères moraux et des faits matériels concernant la production et la répartition de la richesse dans le but d’assurer la subsistance de l’homme, non seulement selon le strict devoir (justice) et le strict besoin (subsistance), mais aussi selon la civilisation morale (charité, philanthropie) et matérielle (aisance). Par conséquent, il y a deux pivots éthico-juridiques de l’économie sociale – la justice et la charité ; comme il y a également deux faits matériels auxquels pourvoir – la subsistance et l’aisance » (13).
On comprendra mieux cette doctrine en expliquant les termes qui la composent.
• La justice est cette loi et vertu sociale qui nous fait reconnaître, et donc laisser ou donner à chacun son unicuique suum.
• La charité est cette loi et vertu sociale qui, en plus de l’observance légale de la stricte justice, nous fait aimer nos semblables comme nous-mêmes et par conséquent les traiter comme tels. C’est sa norme de “faire aux autres ce que l’on voudrait que l’on nous fasse”. Au nom traditionnel chrétien de charité, on a voulu de nos jours substituer celui de philanthropie.
Pour le christianisme, la société humaine doit être considérée comme une grande famille (la famille est la base de toute société) ; par conséquent, tous les hommes ont pour origine le père commun qui est Dieu et tendent à Lui comme fin suprême, par Jésus ils ont tous été sauvés et appelés à la filiation divine. Le Christ est le premier-né d’une multitude de frères. Ces droits et devoirs de tout homme sont contenus dans l’Évangile. L’existence des classes sociales est due à un processus historique inévitable dans la race humaine. “La suppression des classes est une utopie, leur organisation constitue la civilisation” (14), le concept social de la grande famille humaine est la base de la justification et de l’organisation des différentes classes. Dans toute famille, chacun a ses charges bien précises : l’un pense à la production, un autre à l’administration, un autre aux relations sociales, un autre encore à la sécurité des personnes et des biens. Mais tout cela n’enlève pas que le frère aîné ou plus instruit ou plus sage ne cesse d’être égal, comme homme et comme fils du Père commun, que le frère capable doit aider celui qui est inapte ou incapable, et que tous s’aident et s’encouragent dans la charité, en acceptant la disparité qui est inévitable. Cette disparité est moralement neutre dans le sens qu’elle ne donne pas mérite au riche ou honte au pauvre mais qu’elle doit être harmonisée pour le bien commun ; “avec elle, se trouverait diminuée cette distance que l’orgueil se plaît à maintenir ; on obtiendrait sans peine que des deux côtés on se donnât la main et que les volontés s’unissent dans une même amitié. Mais c’est encore trop peu de la simple amitié : si l’on obéit aux préceptes du christianisme, c’est dans l’amour fraternel que s’opérera l’union” (15).
• La propriété est absolument licite et utile à la société elle-même. Le concept de propriété considère à qui appartient la terre et la subsistance considère à qui elle doit servir. Le droit individuel de la propriété est toujours subordonné à celui individuel de la subsistance et à celui social du bien commun. C’est la volonté de Dieu que tous, en mesure de pouvoir, travaillent et que tous aient les moyens nécessaires à leur subsistance.
• Le capital ou propriété considérée comme source de gain est licite mais à certaines conditions. Un honnête intérêt est licite : si l’on peut céder la propriété à un juste prix (achat et vente), l’on peut céder son usage (prêt) au moyen d’une compensation (intérêt ou agio). L’usure (l’intérêt est disproportionné et donc injuste) est condamnée ; l’Église recommande pour la vertu de charité, de donner même plus que ce à quoi nous oblige la justice. Le prêt à intérêt est une matière extrêmement délicate ; non seulement il ne donne pas, dans le vrai sens du terme, mais il veut être payé pour ce qu’il doit récupérer, “une usure dévorante est venue accroître encore le mal. Condamnée à plusieurs reprises par le jugement de l’Église, elle n’a cessé d’être pratiquée sous une autre forme par des hommes avides de gain et d’une insatiable cupidité” (16).
• Le travail n’est pas un simple devoir économique qui provient du fait que l’homme capable et démuni doit travailler pour assurer sa subsistance, mais c’est un devoir de type absolu c’est-à-dire que l’homme en tant que tel doit travailler et que l’oisiveté (mère de tous les vices) est coupable. Saint Paul dit “que celui qui ne travaille pas ne mange pas” (II Thess. III, 10), c’est le principe éthique de la subsistance de l’individu. Va de pair l’obligation de s’abstenir de travailler les jours consacrés au Seigneur pour le repos hebdomadaire et l’honneur dû à Dieu. Comme un corollaire de “que celui qui ne travaille pas ne mange pas”, vient “que celui qui travaille, mange” ; il s’ensuit donc que le travail est le titre éthique sine qua non pour la subsistance et que la valeur minimale d’une journée de travail doit correspondre au minimum nécessaire d’une journée de subsistance (17). On comprend ainsi comment le travail, si déprécié par le matérialisme païen, devient au contraire avec le christianisme une source d’honneur tout autant que de gain : puisque le travailleur chrétien sait que faire quelque chose pour tout homme est obligatoire et juste ; il sait que la subsistance qu’il s’est procurée à la sueur de son front lui assure la vraie dignité et la vraie liberté. L’exemple du Christ confirme cette vérité, comme dit le Pape Léon XIII (18).
Quant à l’assistance, “les lois de chaque nation civile obligent le citoyen aisé aux dépenses de subsistance pour les membres pauvres de sa famille, et de la même manière, la loi chrétienne doit obliger celui qui a à aider celui qui n’a pas, puisque nous sommes tous frères et membres de la grande famille humaine. Cette obligation est catégorique ; le chrétien sait que s’il méritait pour tous les autres titres le paradis, mais n’aidait pas, bien que le pouvant, son semblable affamé, assoiffé, nu, infirme, etc., il mériterait l’enfer, ce qui est enseigné clairement par le Rédempteur. Dans quelle mesure cette obligation existe-t-elle ? – la raison naturelle nous indique que l’on doit donner le superflu à celui qui manque du nécessaire” (19).
« Quant à payer les impôts, c’est-à-dire à la passivité économico-sociale, tout le monde connaît l’évangélique “rendez à César ce qui est à César” et les insistantes recommandations de l’apôtre de payer les impôts à qui l’on doit. De cette manière l’Église a élevé en devoir de conscience une obligation matérielle de la société en l’unissant aux principes de la politique sociale de la famille humaine.
Telles sont les notions de la doctrine catholique sur l’économie sociale, magistralement fixées par Léon XIII dans l’immortelle encyclique Rerum Novarum, qui contient les grandes lignes doctrinales de toute la sociologie catholique. “Dans ces traits, nous voyons sculptés les augustes caractères de la justice et de la charité, de l’ordre et de la liberté ; et pour cela même, de cette civilisation vraie qui ne craint ni démentis ni désillusions, parce que fondée sur la Vérité et la Bonté divine.
De cette manière, le Christianisme rehausse et ennoblit les plus modestes fonctions, les états les plus humbles de la société ; pour lui le travail est noble, la pauvreté est auguste, la matière une occasion pour exercer la vertu ; c’est pourquoi le Christianisme est l’âme de la société humaine, selon la belle expression de l’Épître à Diognète : “celui qui est dans le corps est l’âme, les chrétiens le sont dans le monde” » (20).
Dans Rerum Novarum, Léon XIII nous rappelle justement que “Il n’est pas douteux que la société civile des hommes ait été foncièrement renouvelée par les institutions chrétiennes ; que cette rénovation a eu pour effet de relever le niveau du genre humain ou, pour mieux dire, de le rappeler de la mort à la vie et de le porter à un si haut degré de perfection qu’on n’en vît de supérieur ni avant ni après, et qu’on n’en verra jamais dans tout le cours des siècles ; qu’enfin c’est Jésus-Christ qui a été le principe de ces bienfaits et qui en doit être la fin ; car de même que tout est parti de lui, ainsi tout doit lui être rapporté. Quand donc l’Évangile eut rayonné dans le monde, quand les peuples eurent appris le grand mystère de l’Incarnation du Verbe et de la Rédemption des hommes, la vie de Jésus-Christ, Dieu et homme, envahit les sociétés et les imprégna tout entières de sa foi, de ses maximes et de ses lois. C’est pourquoi, si la société humaine doit être guérie, elle ne le sera que par le retour à la vie et aux institutions du christianisme. À qui veut régénérer une société quelconque en décadence, on prescrit avec raison de la ramener à ses origines. La perfection de toute société consiste, en effet, à poursuivre et à atteindre la fin en vue de laquelle elle a été fondée, en sorte que tous les mouvements et tous les actes de la vie sociale naissent du même principe d’où est née la société. Aussi, s’écarter de la fin, c’est aller à la mort ; y revenir, c’est reprendre vie” (21).
La question sociale dans les écrits de l’abbé Davide Albertario
L’abbé Davide Albertario
Venons-en maintenant, après avoir exposé la pensée du Pape Léon, à celle d’Albertario, qui traduit dans la pratique les principes exposés par le souverain pontife.
Le directeur de L’Osservatore Cattolico, de profondes et sincères origines paysannes, ne pouvait rester étranger à la question sociale ; il sentait donc profondément les gémissements de ses frères et les dangers inhérents aux doctrines socialistes qui essayaient de faire des prosélytes dans le peuple d’un côté, et le libéralisme des classes actives et dirigeantes de l’autre : entre les deux maux, seul le catholicisme donnait la juste solution. C’est ainsi qu’il écrivait en 1878 : “le libéralisme a vaincu, mais avec sa victoire malheureuse, il devint le précurseur du socialisme, le chef de file de la révolution”. “Le catholicisme, au contraire, est la solution pacifique, tranquille, efficace de la question sociale ; c’est la solution la plus convenable et la plus sûre, la seule pratique ; la solution qui a donné dans l’histoire de l’Église les plus belles preuves : preuves qui furent en partie ruinées, tronquées par le protestantisme, lequel, avec le libre examen, a préparé la libre pensée et avec la libre pensée a ébranlé toute autorité et poussé les hommes à l’anarchie de l’intelligence, à l’anarchie politique et sociale” (O.C. 29-30/03/1879) (22). Et face à l’impuissance du libéralisme à arrêter le socialisme en 1884, il s’écriait : “Ou catholicisme ou socialisme ; le Pape sauvera la société du socialisme, dont les libéraux ne savent pas la sauver”. Albertario ne se cachait pas les dangers qui étaient intrinsèques à la question sociale et ouvrière : “le socialisme et la franc-maçonnerie ont produit un immense dégât dans le camp démocratique, et essayent de mener à des fins sinistres le mouvement populaire ; si cela n’était pas sans restrictions, nous nous mettrions en première ligne pour amener les masses trompées par le libéralisme, à conquérir une place prépondérante dans la société à côté de la noblesse qui se prosterne vilement devant les libéraux modérés, et de la bourgeoisie qui s’engraisse en bambochant et en tyrannisant et, pire, en méprisant. Au clergé est ouverte une mission sublime, faire converger les forces des masses au baptême de la société renforcée et rajeunie dans le triomphe de l’idée populaire chrétienne” (O.C. 19-20/02/1890).
Il écrivait de sa prison en 1898 : “La faim me tourmente aussi… Ô hommes libres, si vous avez deux pains, donnez-en un à celui qui n’en a pas ; si vous en avez un, donnez-en la moitié. Ô riches, éprouvez la faim, et vous résoudrez la question sociale” (de la prison de Finalborgo 22/11/1898). Le détenu 2557 prêtre Davide Albertario.
Pour Albertario, la question sociale est initialement une question agricole ; c’est la condition des paysans qui le préoccupe : “Ici à la basse Plaine [du Pô], où l’air est malsain, les paysans ont des taudis semblables aux plus infâmes lieux de peine”. “Les patrons pensent à augmenter les loyers : les fermiers essayent de se rattraper sur les paysans ; et le titre des charges et dépenses croissantes du très heureux gouvernement du peuple souverain, retombe toujours sur la dernière classe” (23).
Dans L’Osservatore Cattolico (O.C.), se trouvait une rubrique habituelle intitulée “nouvelles de la basse Lombardie” dans laquelle Albertario rendait compte des conditions de vie des paysans de la basse Plaine du Pô. Les paysans, déplorait-il, étaient souvent considérés comme des machines par les exploitants des terres.
– “Il est évident que le paysan peut se considérer comme “chose” du patron. Il a des devoirs, mais pas de droits” (24).
– “La révolution par son souffle impie et antichrétien a flétri tout bien”.
– “Le paysan doit servir le fermier, qu’il pleuve ou qu’il y ait du soleil, qu’il soit malade ou bien portant, toujours et toujours. Le paysan n’a pas de garanties contre les desiderata exorbitants du fermier : personne ne le protège (…), il est l’esclave d’une puissance dans bien des cas ignorante et tyrannique, et il ne doit jamais lever la tête sinon pour voir si celui qui passe est le fermier, il doit donc enlever son chapeau devant lui et le saluer comme son seigneur” (25).
– “Les fermiers sont les précurseurs des socialistes” ; “entre le socialiste moderne et le fermier irréligieux, le pire ennemi est ce dernier” (26).
– “Le paysan sent ou lit que les patrons des terres dilapident dans des fêtes qu’ils passent aux théâtres, aux fêtes, aux bals ; de plus, ils voient de leurs propres yeux ce que font de nombreux fermiers qui s’engraissent, boivent et les tracassent. Patrons et fermiers font tout leur possible pour faire perdre la foi religieuse chez les paysans” (27).
– “Fermiers et patrons, mettez-vous une main sur le cœur et dites si ce n’est pas vous qui, avec vos nouveautés, votre irréligion, vos Secoli, vos Perseveranze, vos immondes Corrieri [il fait allusion aux journaux libéraux “ennemis”…], vos guerres au curé, vos orgies, vos scandales, si ce n’est pas vous qui avez apporté la guerre dans les familles simples des paysans, et si ce n’est pas par votre gouvernement libéral, par votre système parlementaire ; que quiconque a de l’audace s’avance et qu’il sorte ses griffes” (28).
La question de l’émigration des populations paysannes vers la ville ou vers les pays d’outre-mer préoccupe aussi à tel point Albertario que ce problème est également traité dans les congrès de l’Œuvre : “L’émigration est produite par l’insoutenable état dans lequel se trouvent les travailleurs de la campagne qui sont convaincus que bien qu’ils puissent être mal en émigrant, ils ne trouveront pas une pire condition que celle qu’ils doivent souffrir sous le beau ciel d’Italie” (29).
• Pour Albertario et les intransigeants comme lui, la campagne représente encore un rempart pour la foi que la propagande libérale essaye cependant d’extirper de toutes les manières :
“Heureusement les paysans maintiennent les antiques usages des bons chrétiens en faisant preuve de respect envers le clergé, qui exerce néanmoins son influence pour la tranquillité des pays et la sécurité des gouvernements” (30).
“Nous avons dans les campagnes une population généralement bonne, sobre, travailleuse, religieuse ; ils ont aussi des défauts à la campagne, mais si la carène du navire social pêche profondément dans la vague et l’empêche de tanguer sur un côté et de faire entrer de l’eau et de disparaître, on le doit principalement à la population paysanne” (31).
La campagne est encore opposée à la ville qui corrompt et abrutit le peuple : “cette précieuse réserve d’ordre, de tranquillité laborieuse, de culte moralisant et serein dans les traditions familiales, qui fait des populations campagnardes l’efficace contrepoids conservateur à l’impétueuse agitation des peuples citadins instables, menace de se retrouver dans la désorganisation progressive de la vie rurale perturbée” (32).
• Dans les années 80, l’idée que la masse paysanne puisse être détournée et commence à dévier fait son chemin, ce qui est manifesté aussi dans les congrès de l’Œuvre : “Que l’on soit bien attentifs aussi à la campagne (…), à la campagne pénètrent les journaux libéraux et athées (…), les dangers sont nombreux (…), ne nous trompons pas et ne nous installons pas dans l’illusion que l’apparence donne (…). La propagande dans les campagnes est conduite avec un art diabolique ; un terrible mal se répand, gare si l’on ne recoure pas avec jugement, avec force et constance au remède !” (33).
“Nous élevons le cri d’alarme ; aux sociétés [socialistes] s’opposent société et comités [catholiques], aux sermons les sermons, aux bannières les bannières ; que l’on anticipe là où les sectes n’ont pas pris pied, que l’on protège là où elles comptent des conquêtes. Faisons-le aujourd’hui, parce que, ô lecteurs, pourrons-nous encore faire quelque chose demain ?” (34).
“Le problème en Italie, c’est le pain quotidien. Autrefois, le croyant demandait notre pain quotidien au Père qui est aux cieux, qui l’envoyait souvent à la porte du couvent et du monastère ; maintenant, le pain quotidien se demande à la révolution, au socialisme et au vol” (35).
• Dans les années 80, se déroule l’enquête agraire Jacini : Albertario parfois la critique, parfois l’approuve. Les causes ultimes de la décadence de l’agriculture italienne doivent être recherchées dans l’énormité des taxes et dans le fait d’“avoir confisqué les biens ecclésiastiques et dépouillé les ordres religieux” privant ainsi les paysans d’une source de bienfaisance et la terre d’une attention régulière, favorisant ainsi “le monopole, les grandes concentrations terriennes”.
– “Si le député Jacini voulait dire tranquillement la vérité, il devrait revenir à la plus simple raison dont dépend le problème agricole. Un peu de christianisme sauverait tout” (36).
• L’excessif fiscalisme et la disparition de la petite propriété est une des causes de la crise agricole : “et celle des ventes aux enchères des biens des petits propriétaires qui n’ont pas pu satisfaire aux impôts. La lourdeur des impôts est telle que ces petits propriétaires n’ont littéralement pas ce qu’il faut pour les payer et leurs propriétés abandonnées aux enchères finissent entre les mains des riches” (37).
“En seulement 6 ans, de 1873 à 1878, 17.073 propriétaires se virent vendre leurs terres pour ne pas avoir exécuté le payement des taxes” (38).
– “Nous avons besoin de pain et ils nous offrent des impôts” (39).
C’est précisément après l’encyclique Rerum Novarum que les intransigeants entreprirent un programme de recomposition de la société rurale fondé sur la diffusion et la défense de la petite propriété, du métayage (inséré par Toniolo dans le programme de Milan).
• Albertario est contre le protectionnisme excessif : “le droit protecteur serait au grand détriment des pauvres consommateurs et exigerait d’autres modifications du système général économique en vigueur” (40) mais s’oppose aussi au libéralisme : “Nous ne sommes pas partisans des théories du libre-échange, ni nous n’avons jamais exalté la concurrence sans limites” (41).
Soutien à la question sociale également dans les œuvres
Don Davide ne se limitait pas aux articles dans son journal et aux batailles d’idées, mais il soutenait son œuvre par des initiatives concrètes, inspirées par la charité chrétienne, apportant son soutien aux paysans pour éviter qu’ils soient attirés par le socialisme.
“Les maux du paysan – écrivait-il sur L’Osservatore en 1884 – ne consistent pas tant dans le travail, que dans le fait de ne pas vouloir l’éduquer dans les doctrines de cette grande maîtresse de la vie qu’est la Religion. Au contraire, on s’emploie avec perfidie à changer le paysan en une force brute au service de l’indépendance religieuse et de l’incrédulité ; au contraire, on enseigne directement au paysan à rompre l’unique fil, la foi, qui le tient uni à la vie et la lui rend supportable, à repousser l’unique ami, le prêtre, qui le considère comme un fils et un frère et lui fait goûter les harmonies des affections surnaturelles. Tel est le malheur du paysan, quand ses patrons le rendent étranger à l’Église ; alors il devient un cheval, un bœuf, une vache, un porc, un âne” (42).
L’O.C. devint un centre promoteur de l’action catholique lombarde et milanaise, de nombreuses organisations catholiques économiques et sociales s’y adressaient tels les sociétés de secours mutuel, les comités paroissiaux, les unions coopératives rurales pour les achats collectifs et pour la défense matérielle et morale du peuple et la lutte contre les associations socialistes. Il s’agissait souvent d’un réseau d’institutions économiques catholiques qui venaient en aide aux masses. Albertario intervint lui-même plusieurs fois aux conférences organisées par les sociétés de secours mutuel et par les comités paroissiaux.
Il y a certainement un aspect d’assistance et antisocialiste inhérent à ces sociétés pour éviter les revendications des travailleurs mais accueillant leurs justes et légitimes demandes tout en essayant d’éviter le contraste social.
La classe patronale est souvent mise en cause pour qu’elle apporte sa contribution à l’œuvre de conciliation sociale en conformité aux exhortations papales à l’union fraternelle entre les classes (comme y exhortait Rerum Novarum).
Aux curés ensuite qui vivent au contact avec la réalité paysanne, qui en sentent les besoins et les nécessités, appartient principalement le travail d’appui et de soutien aux associations catholiques locales.
Paysans récitant l’Angélus
(œuvre de Jean-François Millet)
Fréquentes furent les souscriptions lancées par l’abbé Albertario pour aider les classes paysannes comme celle, mémorable, de Briosco, dans la Brianza, en mars 1898, quelques mois avant d’être arrêté. Le maire de Briosco, le noble Porro-Lodi, gros propriétaire terrien d’idées anticléricales et libérales, avait notifié l’expulsion à cinquante de ses fermiers, coupables seulement d’appartenir au comité paroissial qu’il avait déjà essayé de contrecarrer de toutes les façons possibles en empêchant dans le village les processions avec les bannières. L’absurdité de cette mesure provoqua une grande agitation à Briosco et dans toute l’Italie dans la crainte que d’autres propriétaires du même acabit utilisent les mêmes moyens contre les organisations catholiques. L’abbé Albertario, à partir des colonnes de son journal, lança une souscription pour aider les paysans, qui se retrouvaient sur le pavé du jour au lendemain ; il écrivait : “Amis, frères, n’abandonnons pas les braves travailleurs de Briosco”. L’Italie catholique répondit avec un grand élan, mais les polémiques se déchaînèrent contre Albertario accusé de vouloir la disparition des classes supérieures, d’être excitateur de haine contre les riches, défenseur du socialisme, ennemi de la charité… (il dut endurer aussi cette accusation contradictoire !). Au procès qui s’ensuivit, la représentation légale des paysans fut assumée grâce au comité diocésain par des avocats catholiques parmi lesquels Meda et Mauri. Le succès de la cause fut éclatant par la suspension des mesures contre les paysans de la part des “feudataires de Briosco” qui furent contraints de se rendre “face à la raisonnable et ordonnée résistance des paysans” (43).
L’amour et l’intérêt pour la question sociale dans les événements de 1898
Quand en mai 1898, des désordres éclatèrent un peu dans toute l’Italie à cause de l’augmentation du prix de la farine et du pain, Albertario se range en première ligne et écrit : “On dit qu’il n’y a pas de raison de faire du tumulte ; arrêtez à coups de fusil cette canaille qui a la mauvaise conviction d’avoir faim : sauvez l’ordre à tout prix. C’est un bel exemple d’avoir donné du plomb à qui a osé demander du pain” (44).
Il resto del Carlino de Bologne et la Sera de Milan accusèrent les catholiques d’être les responsables des désordres dans toute l’Italie. L’abbé Albertario répondait dans un célèbre article : “Ah, canailles !… vous donnez du plomb aux malheureux que vous avez affamés et après vous vous lancez contre les cléricaux” (O.C. 6-7 mai 1898). Et il ajoutait : “La raison des émeutes est dans la misère… nous ne pensons pas que l’on puisse appeler révolution la protestation de l’estomac… il appartient aux catholiques de se préparer pour l’avenir à sauver le pays qui par le libéralisme est poussé à la ruine”. Les ennemis d’Albertario se servirent aussi d’autres de ses paroles pour le désigner comme un incitateur de la révolte (c’est ce que fit en effet La Perseveranza du 8 mai). “L’histoire a désormais établi deux faits incontestables : primo, que les modérés et les conservateurs, parmi lesquels se démenaient les habituels agitateurs de la franc-maçonnerie, avaient cru étouffer le socialisme et le mouvement social catholique qui les dérangeait dans leurs intérêts matériels, en poussant le gouvernement à étendre la répression des émeutes au moyen d’une violente réaction contre les représentants et les organisations socialistes et catholiques ; secundo, que le gouvernement, l’autorité militaire et la police se laissèrent mettre la main dessus par des agitateurs. D’où le drame qui éclata dans les journées de Milan” (45).
À cette occasion, Albertario fut frappé comme victime choisie et sacrificielle (“mais que soit condamné aussi le prêtre rebelle !” fut clamé au cours du procès), mais aussi et surtout de manière symbolique puisqu’il représente et incarne le mouvement social catholique de première ligne qui s’était rangé autour de lui.
Dans la prison très dure – et qui minera la santé du prêtre – l’affection du peuple, du clergé, des institutions catholiques, qu’il avait toujours défendus et aimés, ne lui fit pas défaut rendant ainsi au pauvre reclus tout ce qu’il avait donné et fait pour eux à partir des colonnes de son journal en “utilisant la plume comme une épée”.
Albertario dans son effort social fidèle à sa devise “avec le Pape et pour le Pape” fut fidèle jusqu’au sacrifice (qu’il paya de sa personne par l’arrestation et la prison à la suite des événements de 1898) aux enseignements de l’Église exprimés dans l’encyclique Rerum Novarum de Léon XIII.
En 1901, après sa libération, Albertario participa à une conférence intitulée “La question sociale et la démocratie chrétienne”, qui se tint à Milan grâce au Fascio Democratico Cristiano (un syndicat d’inspiration chrétienne). Il y rappellera comment l’idée de la “Democrazia Cristiana” doit être entendue comme une action sociale chrétienne générale et une fidèle application des préceptes de l’Évangile, selon l’enseignement papal exprimé dans “Graves de communi re”.
Conclusion
Mgr Umberto Benigni, dans l’ouvrage déjà cité (46), souligne comment la doctrine exprimée par Léon XIII dans Rerum Novarum, et mise en pratique à la fin du dix-neuvième siècle, y compris par l’abbé Albertario, est en continuité avec ce que l’Église a toujours enseigné et mis en pratique depuis les temps antérieurs à Constantin : “Vraiment, la synthèse est admirable avec la doctrine économico-sociale professée de nos jours par l’Église et naguère déclarée solennellement par l’encyclique Rerum Novarum de Léon XIII. Le lecteur n’a qu’à comparer, point par point, ces traits avec les lignes parallèles de la synthèse doctrinale pré-constantinienne ; et il y trouvera cette merveilleuse unité de doctrine catholique qui traversa dix-neuf siècles, qui s’est conservée intacte, et qui continuera intacte à travers les siècles à venir”.
Le Christ hier aujourd’hui et dans les siècles donc… l’histoire de l’Église nous montre que la vertu de la justice, mais animée par la charité, est la clé de voûte avec laquelle l’Église a appréhendé les questions sociales au cours des siècles avec la conscience de la commune origine du genre humain issu de Dieu, et sauvé par le Christ Notre-Seigneur en qui les hommes sont tous frères. Ce n’est qu’en mettant en pratique le commandement divin de Jésus “tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, et de tout ton esprit” et surtout sa seconde partie “tu aimeras ton prochain comme toi-même” (cf. Matth. XXII, 37-39), que l’homme peut vivre en paix selon l’Évangile avec son frère et construire véritablement le règne de Dieu sur terre qu’est la civilisation chrétienne.
Notes
1) Mgr Umberto Benigni, Storia Sociale della Chiesa, éd. Francesco Vallardi Milano 1906, vol. I La preparazione, dagli inizi a Costantino, Introduzione generale pp. XI-XII.
2) Giorgio Candeloro, Il movimento cattolico in Italia, Editori riuniti Roma 1982, p. 235.
3) G. Candeloro, op. cit., p. 234.
4) Entre la fin du XIXème et le début du XXème, en Italie également, s’élevèrent plusieurs villages industriels construits par le patron de l’industrie qui pourvoyait ainsi à tous les besoins matériels et spirituels (on trouvait toujours l’église au centre du village !) de ses employés comportant la maison, le jardin, des services postaux et même une auberge. On peut encore voir ces exemples d’architecture industrielle sociale à Turin au village Leumann, au village Crespi d’Adda et à Schio près de Vicence.
5) La différence de ces corporations avec celles de type fasciste (ayant existé au cours des vingt ans du fascisme), résidait aussi dans le fait que les corporations catholiques naissaient spontanément, d’après les indications de Rerum Novarum de Léon XIII, comme des unions de groupes de travailleurs et patrons qui s’associaient en vue d’un bien commun, alors que les corporations fascistes étaient instituées par l’état et devenaient un véritable organe de contrôle étatique.
6) G. Candeloro, op. cit., p. 236.
7) G. Candeloro, op. cit., pp. 237-38.
8) Pour un profil de ces personnages du monde catholique intransigeant du XIXème, cf. Album de famille du mouvement catholique en Italie, in Sodalitium n° 60, pp. 9-27.
9) De la collaboration de ces personnes naîtra le 29 décembre 1889 à Padoue un organisme permanent qui s’appellera Unione per gli studi sociali, avec pour but d’approfondir l’étude de la question sociale.
10) Marco Inverinizzi, I cattolici contro l’unità d’Italia, Piemme Casale Monferrato 2002, p. 53.
11) Atti e documenti dell’VIII Congresso Cattolico italiano tenutosi in Lodi dal 21 al 23 ottobre 1890. Bologna 1890, cité in M. Inverinizzi, op. cit., p. 57.
12) Le petit numéro entre [] se réfère à la division classique de l’encyclique Rerum Novarum, comme on peut la trouver sur le site www.vatican.va (édition italienne) et qui a été suivie également dans l’édition que nous avons consultée : La questione sociale. Lettere encicliche Rerum Novarum e Quadragesimo anno, Centro Librario Sodalitium, Verrua Savoia 2010.
13) U. Benigni, L’economia sociale cristiana. Avanti Costantino. La dottrina, Gio Fassicomo e Scotti, Genova 1897, pp. 3-4.
14) Pour toute cette partie de l’article a été cité librement U. Benigni, L’economia sociale cristiana… op. cit., pp. 14-27.
15) Léon XIII, Rerum Novarum nn° 20-21. In édition La questione Sociale C.L.S. 2010, p. 11.
16) Rerum Novarum n° 21.
17) “Si, contraint par la nécessité ou poussé par la crainte d’un mal plus grand, l’ouvrier accepte des conditions dures, que d’ailleurs il ne peut refuser parce qu’elles lui sont imposées par le patron ou par celui qui fait l’offre du travail, il subit une violence contre laquelle la justice proteste”. Rerum Novarum n° 34 in op. cit., p. 19.
18) “C’est [cette vérité] que Jésus-Christ a confirmée par son exemple, lui qui, “tout riche qu’il était, s’est fait indigent” pour le salut des hommes ; qui, Fils de Dieu et Dieu Lui-même, a voulu passer aux yeux du monde pour le fils d’un ouvrier ; qui est allé jusqu’à consumer une grande partie de sa vie dans un travail mercenaire. N’est-ce pas le charpentier, fils de Marie?” Rerum Novarum n° 20 in op. cit., p. 10. Pour toute cette partie, cf. U. Benigni, L’economia sociale cristiana… op. cit., pp. 15-22.
19) U. Benigni, L’economia sociale cristiana… op. cit., pp. 22-23.
20) U. Benigni, L’economia sociale cristiana… op. cit., p. 27.
21) Rerum Novarum [n° 22], in op. cit., p. 12.
22) Giuseppe Pecora, In prigione in nome di Gesù Cristo, p. 243.
23) Il macinato e i contadini della bassa in O.C., 26 janvier 1869. On peut également trouver plusieurs de ces citations in M. Elena Zuffi, Don Albertario e il problema contadino ne l’Osservatore Cattolico di Milano (1869-1898), NED 1988.
24) La questione agricola in Lombardia, O.C., 14-15 juin 1877.
25) Il Contadino, O.C.,7-8 novembre 1877.
26) La propaganda socialista nelle campagne, O.C., 3-4 août 1882.
27) l Contadini, O.C., 27-28 juin 1882.
28) Sulle cose della campagna, O.C., 21-22 août 1885.
29) La questione Agricola, O.C., 20-21 septembre 1882.
30) Il macinato e i contadini della bassa, O.C., 26 janvier 1869.
31) Il libro del medico di Gallarate, O.C., 11 août 1875.
32) Il patronato rurale, O.C., 31/10-1/11 1896.
33) La propaganda settaria in campagna, O.C., 26-27 juillet 1882.
34) La propaganda settaria in provincia, O.C., 19-20 juillet 1882.
35) Il socialismo nel Belgio, O.C., 10-11 mars 1877.
36) Le imposte e l’incameramento dei beni ecclesiastici, O.C., 8-9 juillet 1884.
37) Una grande piaga, O.C., 7-8 octobre 1878.
38) La questione agraria, O.C., 16-17 décembre 1884.
39) Il caro dei viveri, O.C., 27 octobre 1873.
40) La crisi agricola, O.C., 28-29 mars 1884.
41) La questione agricola, O.C., 20-21 septembre 1882.
42) G. Pecora, op. cit., pp. 248-249.
43) La solidarietà cattolica per le vittime di Briosco, O.C. 18-19 avril 1898.
44) Pane e sangue, O.C., 5-6 mai 1898.
45) G. Pecora, op. cit., pp. 320-321.
46) U. Benigni, L’economia sociale cristiana. Avanti Costantino. La dottrina, p. 233.