Le Pater par saint Thomas d’Aquin (VI)

Que votre volonté soit faite
sur la terre comme au ciel

43. – L’Esprit-Saint produit en nous un troisième don, appelé le don de science.

L’Esprit-Saint lui-même, en effet, ne produit pas seulement dans les bons le don de crainte et de piété, qui est, comme nous l’avons vu précédemment (n° 34), un amour délicat pour Dieu; il rend aussi l’homme sage.

David demandait le don de la science par ces paroles (Ps. 118, 66) : Seigneur, enseignez-moi la bonté, la sagesse et la science. Et c’est effectivement cette science du bien vivre que le Saint-Esprit nous a enseignée.

Parmi les dispositions qui contribuent à la science et à la sagesse de l’homme, la plus importante est cette sagesse qui porte l’homme à ne pas s’appuyer sur son propre sens. Ne vous reposez pas sur votre prudence, est-il recommandé dans les Proverbes (3, 5). Ceux en effet qui présument de leur propre jugement, au point de ne se fier qu’à eux-mêmes, et non aux autres, sont considérés comme des insensés, et ils le sont véritablement. Avez-vous vu un homme sage à ses propres yeux, déclarent les Proverbes (26, 12), il faut plus espérer d’un insensé que de lui.

Si un homme ne se fie pas à son propre jugement, il le doit à son humilité, car les Proverbes (11, 2) enseignent que là où se trouve l’humilité, se rencontre aussi la sagesse. Les orgueilleux, au contraire, ont en eux une confiance exagérée.

44. – Le Saint-Esprit nous enseigne donc, par le don de science, à ne pas faire notre volonté, mais la volonté de Dieu. Par ce don, en effet, nous demandons à Dieu que sa volonté se fasse sur la terre comme au ciel. Et en ceci se manifeste le don de science.

Quand nous disons à Dieu : Que votre volonté soit faite, il en est de nous comme d’un malade, qui accepte quelque remède amer, prescrit par son médecin ; il ne le veut pas absolument, mais dans la mesure où le médecin le veut ; autrement, s’il le voulait de sa seule volonté, il serait un insensé. Nous de même, nous ne devons rien demander à Dieu, si ce n’est la réalisation de ses vouloirs sur nous, c’est-à-dire l’accomplissement de sa volonté en nous.

Le cœur de l’homme, en effet, est droit, dès lors qu’il s’accorde avec la volonté divine. Le Christ, lui, a réalisé cet accord entre sa volonté et la volonté divine. Je suis descendu du ciel, dit-il (Jn 6, 38), non pour faire ma volonté, mais pour accomplir la volonté de celui qui m’a envoyé. Le Christ, en effet, n’a, en tant que Dieu, qu’une seule et même volonté avec son Père ; mais, en tant qu’homme, il a une volonté distincte de celle de son Père. C’est en parlant de cette volonté-ci, qu’il avait déclaré : Je ne fais pas ma volonté, mais celle de mon Père. Et c’est aussi pourquoi il nous apprend à prier et à demander : Que votre volonté soit faite.

45. – Mais quelle est la raison d’être de cette prière : Que votre volonté soit faite ?

N’est-il pas dit de Dieu au Psaume 113 (Vers. 3) : Tout ce qu’il veut, il l’accomplit ? Si Dieu fait tout ce qu’il veut, au ciel et sur la terre, pourquoi Jésus dit-il : Que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel ?

46. – Pour comprendre l’à-propos de cette demande, il faut savoir que Dieu veut pour nous trois choses, dont notre prière demande la réalisation.

a) En premier lieu, Dieu veut pour nous la possession de la vie éternelle.

Quiconque en effet accomplit quelque chose pour une fin déterminée, veut que cette chose atteigne la fin pour laquelle il l’accomplit. Or Dieu fit l’homme, mais non pas sans dessein. Il est écrit, en effet (Ps. 88, 48) : Serait-ce pour rien, Seigneur, que vous avez créé tous les enfants des hommes ? Dieu créa donc les hommes pour une fin. Cette fin, ce ne sont pas les voluptés, car les animaux, eux aussi, en jouissent, mais c’est la possession de la vie éternelle (cf. Jn 3, 16 ; 10, 10).

La volonté de Dieu pour l’homme est donc qu’il entre en possession de la vie éternelle.

47. – Quand une chose atteint ce pourquoi elle a été faite, on dit d’elle qu’elle est sauve ; lorsqu’elle ne l’atteint pas, on dit d’elle qu’elle est perdue.

Or, l’homme a été fait par Dieu pour la vie éternelle. Lors donc qu’il y parvient, il est sauvé ; et telle est la volonté du Seigneur sur lui. C’est la volonté de mon Père qui m’a envoyé, dit Jésus (Jn 6, 40), que quiconque voit le Fils et croit en lui, possède la vie éternelle.

Cette volonté est déjà accomplie dans les Anges et dans les Saints, qui vivent dans la patrie céleste, car ils voient Dieu, le connaissent et jouissent de lui.

Mais nous, nous désirons que, comme la volonté divine s’est accomplie dans les Bienheureux qui sont au ciel, elle s’accomplisse aussi en nous, qui sommes sur la terre. Et notre désir, nous en demandons la réalisation au Père céleste par cette prière : Que votre volonté soit faite en nous, qui sommes sur la terre, comme elle est faite dans les Saints, qui sont au ciel.

48. – b) En second lieu, la volonté de Dieu à notre égard est que nous observions ses commandements.

Quelqu’un en effet désire-t-il un bien, non seulement il veut ce bien, objet de son désir, mais il veut aussi tous les moyens nécessaires à son obtention. Ainsi le médecin, pour obtenir au malade la santé, veut pour lui la diète, les remèdes et autres choses de ce genre.

Or Dieu veut pour nous la possession de la vie éternelle.

Au jeune homme qui lui demande (Mt 19, 17) : Que dois-je faire de bon pour avoir en héritage la vie éternelle ? Jésus répond : Si tu veux entrer dans la vie éternelle, garde les commandements.

Saint Paul écrit à ce propos (Rom 12, 1-2) : Que votre obéissance soit spirituelle ; puissiez-vous expérimenter quelle est la volonté de Dieu, bonne, agréable et parfaite.

Bonne, cette volonté de Dieu, elle l’est, puisqu’elle est utile. Moi, le Seigneur, dit Dieu (Is 48, 17), je vous apprends des choses utiles.

Agréable, la volonté divine l’est à celui qui aime ; et si elle est rebutante pour celui qui n’aime pas, pour ses amants, du moins, elle est délectable. La lumière s’est levée pour le juste, dit le Psalmiste (Ps. 96, 11), la joie pour les coeurs droits.

La volonté de Dieu est aussi parfaite, parce qu’elle est d’une bonté supérieure à tout. Soyez parfaits, prescrivait Jésus aux foules (Mt 5, 48), comme votre Père céleste est parfait.

Ainsi donc quand nous disons : Que votre volonté soit faite, nous demandons la grâce d’observer les commandements de Dieu.

Or, cette volonté de Dieu est accomplie dans les justes, mais elle ne l’est pas encore dans les pécheurs. Les justes sont désignés par le ciel, les pécheurs par la terre.

Nous demandons donc que la volonté de Dieu soit faite sur la terre, c’est-à-dire dans les pécheurs, comme elle est accomplie au ciel, dans les justes.

49. – Il faut remarquer ceci : Jésus, par la manière même dont il a formulé la troisième demande du « Notre Père », nous donne un enseignement.

En effet, il ne nous fait pas dire à notre Père : « faites votre volonté », ni non plus : « que nous fassions votre volonté » ; mais il nous fait dire : Que votre volonté soit faite.

Deux choses en effet sont nécessaires pour parvenir à la vie éternelle ; à savoir la grâce de Dieu et la volonté de l’homme.

Et, bien que Dieu ait fait l’homme sans l’appeler à coopérer avec lui, cependant il ne le justifie pas sans sa coopération. « Celui qui t’a créé sans toi, ne te justifiera pas sans toi », dit saint Augustin, dans son Commentaire sur saint Jean. Dieu, en effet, veut cette coopération de l’homme. Il dit en Zacharie (1, 3) : Convertissez-vous à moi et je me convertirai à vous. Et saint Paul écrit (1 Co 15, 10) : C’est par la grâce de Dieu que je suis ce que je suis, et sa grâce n’a pas été inactive en moi.

Ne présumez donc pas de vous-même, mais confiez-vous en la grâce de Dieu, ne renoncez pas à votre effort, mais apportez votre collaboration.

C’est pourquoi Jésus ne nous fait pas dire : « Que nous fassions votre volonté », autrement il semblerait que la grâce de Dieu n’a rien à faire. Et il ne nous prescrit pas non plus de dire : « Faites votre volonté », sinon il semblerait que notre volonté et notre effort ne servent à rien.

Mais Jésus nous fait dire : Que la volonté de Dieu soit faite, par la grâce de Dieu, à laquelle nous joignons notre travail et notre effort.

50. – c) En troisième lieu, Dieu veut de nous que nous soyons rétablis dans l’état et la dignité dans lesquels le premier homme fut créé, dignité et état si élevés que son esprit et son âme ne ressentaient aucune opposition de la part de la chair et de la sensualité.

Aussi longtemps que l’âme fut soumise à Dieu, la chair fut soumise à l’esprit si parfaitement qu’elle n’éprouva ni la corruption de la mort, ni l’altération de la maladie et des autres passions.

Mais à partir du moment où l’esprit et l’âme, qui tiennent le milieu entre Dieu et la chair, se rebellèrent contre Dieu par le péché, aussitôt le corps se rebella contre l’âme et il commença à éprouver les infirmités et la mort, et continuellement sa sensibilité se révolta contre l’esprit. Ce qui fait dire à saint Paul (Rom 7, 23) : Je vois dans mes membres une loi qui lutte contre la loi de ma raison et (Gal 5, 17) : La chair convoite contre l’esprit et l’esprit contre la chair. Ainsi il y a guerre incessante entre l’esprit et la chair ; et l’homme est sans cesse rendu de plus en plus mauvais par le péché.

C’est donc la volonté de Dieu que l’homme soit rétabli dans son premier état, c’est-à-dire qu’il n’y ait rien dans sa chair d’opposé à son esprit : ce que saint Paul exprime ainsi (1 Thess 4, 3) : Ce que Dieu veut, c’est voire sanctification.

51. – Or, cette volonté de Dieu ne peut être accomplie en cette vie. Elle sera réalisée à la résurrection des saints, quand leurs corps ressusciteront glorieux, incorruptibles et splendides, suivant la parole de l’Apôtre (1 Co 15, 43) : Semé dans l’ignominie, le corps ressuscitera dans la gloire.

Cependant la volonté de Dieu est réalisée ici-bas dans l’esprit des justes, par leur justice, leur science et leur vie. Aussi, quand nous disons : Que votre volonté soit faite, nous prions le Seigneur de réaliser également sa volonté dans notre chair.

Suivant cette explication, dans la demande : Que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel, le mot ciel désigne notre esprit et le mot terre désigne notre chair. Et le sens de cette demande est : Que votre volonté soit faite sur la terre, c’est-à-dire dans notre chair, comme elle est faite au ciel, c’est-à-dire, dans notre esprit, par la justice.

52. – Cette troisième demande de l’oraison dominicale nous fait parvenir à la béatitude des larmes, que le Seigneur nous a fait connaître dans le sermon sur la montagne (Mt 5, 5) : Bienheureux ceux qui pleurent, parce qu’ils seront consolés. Il est aisé de le montrer, en reprenant les trois points de notre exposition.

Premièrement, Dieu veut pour nous et nous fait désirer la vie éternelle. Par cet amour de la vie éternelle, nous sommes amenés à verser des larmes. Hélas, chantait le Psalmiste (Ps. 119, 5), qu’il est long mon exil ! Et ce désir de la vie éternelle chez les saints est si véhément, qu’il les fait aspirer à la mort, bien que celle-ci par elle-même soit un sujet d’aversion. Nous préférons quitter ce corps, disait saint Paul (2 Co 5, 8), et aller jouir de la présence du Seigneur.

En second lieu, ceux qui gardent les commandements de Dieu, pour obéir à la volonté de Dieu, sont aussi dans l’affliction, car si les préceptes sont doux pour l’âme, pour la chair ils sont amers, parce qu’ils la mortifient. Parlant de leur chair, le Psalmiste dit des justes (Ps. 125, 5) : Ils s’en vont tout en pleurs ; et, à propos de leur âme, il ajoute : Ils viennent en exultant.

En troisième lieu, nous avons parlé de la lutte incessante de notre chair et de notre esprit entre eux ; cette lutte est également un sujet de larmes. Il est en effet impossible que l’âme, dans ce combat, ne reçoive pas quelques blessures, de la part de la chair, au moins celles des péchés véniels. L’obligation d’expier ces fautes lui est un sujet de larmes. Chaque nuit, c’est-à-dire, aussi longtemps que durent les ténèbres de mes péchés, dit le Psalmiste (Ps 6, 7), de mes pleurs j’arroserai mon lit, c’est-à-dire ma conscience. Ceux qui pleurent ainsi parviennent à la patrie. Dieu daigne nous y conduire.