Le Pater par saint Thomas d’Aquin (VII)

Donnez-nous aujourd’hui notre pain quotidien

53. – Il arrive fréquemment que la grandeur de sa science et de sa sagesse rendent l’homme timide. Aussi la force est nécessaire à son cœur pour ne pas perdre courage dans la considération de ses besoins.

Le Seigneur, dit Isaïe (40, 29), donne la force et aux êtres anéantis il prodigue vigueur et courage. L’Esprit entra en moi, dit aussi Ézéchiel (2, 2), et il me fit tenir fermement debout.

L’Esprit-Saint donne donc la force, et il la donne d’une part pour empêcher le cœur de l’homme de défaillir dans la crainte de manquer des choses nécessaires, et d’autre part pour lui faire croire fermement que Dieu lui accordera tout ce qui lui est nécessaire.

C’est pourquoi l’Esprit-Saint dispensateur de cette force, nous apprend à dire à Dieu : Donnez-nous aujourd’hui notre pain quotidien. Et on l’appelle Esprit de force.

54. – Il faut savoir que, dans les trois demandes précédentes du « Notre Père », nous demandons des biens spirituels dont la possession, commencée en ce monde, ne sera parfaite que dans la vie éternelle.

En effet, demander à Dieu la sanctification de son nom, c’est demander la reconnaissance de sa sainteté ; demander l’avènement de son règne, c’est lui demander de nous faire parvenir à la vie éternelle ; prier pour que la volonté de Dieu se fasse, c’est prier Dieu d’accomplir en nous sa volonté. Tous ces biens, partiellement réalisés dans ce monde, ne le seront pleinement que dans la vie éternelle.

Aussi est-il nécessaire de demander à Dieu quelques biens indispensables, dont la possession parfaite est possible en la vie présente. C’est pourquoi l’Esprit-Saint nous a appris à demander ces biens nécessaires à la vie présente et possédés ici-bas parfaitement.

Et c’est aussi pour montrer que Dieu pourvoit à nos nécessités temporelles elles-mêmes, qu’il nous fait dire : Donnez-nous aujourd’hui notre pain quotidien.

55. – Par ces paroles, Jésus nous a appris à éviter cinq péchés qui se commettent habituellement par un désir immodéré \les choses temporelles.

Le premier de ces péchés est que l’homme, insatiable des choses qui conviennent à son état et à sa condition, et poussé par un désir déréglé, demande des biens qui sont au-dessus de sa condition. Il en est de lui comme d’un soldat qui voudrait s’habiller comme un officier, ou d’un clerc, qui voudrait porter des vêtements d’évêque.

Ce vice détourne les hommes des choses spirituelles, parce qu’il attache avec excès leur désir aux choses temporelles.

Le Seigneur nous a enseigné à éviter un tel péché, en nous apprenant à demander seulement du pain, c’est-à-dire les biens nécessaires à chacun, en cette vie, suivant sa condition particulière. Ces biens nécessaires sont en effet tous compris sous le nom de pain. Le Seigneur ne nous a donc pas appris à demander des choses délicates, des choses variées, des choses exquises, mais du pain, sans lequel l’homme ne peut vivre et qui est la nourriture commune à tous. La première chose pour vivre, dit l’Ecclésiastique (29, 28), c’est l’eau et le pain. Et l’Apôtre écrit à Timothée (l, 6, 8) : Lorsque nous avons nourriture et vêtement, sachons nous contenter.

56. – Un deuxième vice consiste pour certain à commettre des injustices et des fraudes dans l’acquisition des biens temporels.

C’est un vice très dangereux, parce qu’il est difficile de restituer des biens volés, et que, d’après saint Augustin, « un tel péché n’est pas pardonné, si on ne restitue pas ce qui a été dérobé ».

Le Seigneur nous a enseigné à éviter ce vice, en nous apprenant à demander pour nous, non pas le pain d’autrui, mais le nôtre. Les voleurs, en effet, mangent le pain d’autrui et non le leur.

57. – Le troisième vice consiste dans une sollicitude excessive pour les biens terrestres.

Certains en effet ne sont jamais satisfaits de ce qu’ils possèdent, ils veulent toujours davantage. Pareille disposition d’esprit est un désordre, puisque le désir doit se régler sur le besoin.

Seigneur, ne me donnez ni la richesse, ni la pauvreté, disent les Proverbes (30, 8), mais accordez-moi seulement ce qui est nécessaire à ma subsistance.

Jésus nous enseigne à éviter ce péché par ces paroles : Donnez-nous notre pain quotidien, c’est-à-dire le pain d’un seul jour ou d’une seule unité de temps.

58. – Le quatrième vice, causé par l’appétit démesuré des choses d’ici-bas, consiste en une insatiable avidité des biens terrestres, une véritable voracité.

Elle est le fait de ceux qui veulent consommer en un seul jour ce qui pourrait leur suffire pour plusieurs jours. Ceux-là ne demandent pas le pain d’une journée, mais le pain de dix jours. Dépensant sans mesure, ils en arrivent à dissiper tous leurs biens, selon cette parole des Proverbes (23, 21) : Buveur et glouton se ruinent, et suivant cette autre parole (Ecclésiastique, 19, 1) : L’ouvrier ivrogne ne s’enrichit pas.

59. – Le désir excessif des biens terrestres engendre un cinquième péché, l’ingratitude.

Ce vice déplorable est le vice de l’homme qui s’enorgueillit de ses richesses et ne reconnait pas qu’il les tient de Dieu, auteur de tous les biens spirituels et temporels, selon cette parole de David (1 Chr 29, 14) : Tout vient de vous, Seigneur, et ce que nous avons, nous le tenons de vos mains.

Pour écarter ce vice et nous apprendre que tous nos biens viennent de Dieu, Jésus nous fait dire : Donnez-nous notre pain.

60. – (Mais recueillons donc la leçon de l’expérience et de l’Écriture au sujet du caractère dangereux et nuisible des richesses.)

On constate que, parfois, tel ou tel possède de grandes richesses sans en retirer aucune utilité, mais bien plutôt un dommage spirituel et temporel.

Il y eut en effet des hommes qui périrent à cause de leurs richesses. Il est un mal que j’ai constaté sous le soleil, dit l’Écclésiaste (6, 1-2), mal qui est fréquent parmi les hommes ; l’homme à qui Dieu donne richesses, biens, honneurs ; il ne manque rien à son âme de ce qu’elle peut désirer ; mais Dieu ne le laisse pas maitre d’en jouir ; c’est un étranger qui dévorera ses richesses : – Il est un autre tort criant, dit encore l’Ecclésiaste (5, 12), que je vois sous le soleil ; les richesses accumulées par leur maître à son détriment.

Nous devons donc demander à Dieu que nos richesses nous soient utiles. Lorsque nous disons : Donnez-nous notre pain, c’est cela même que nous demandons, à savoir que nos biens nous soient avantageux, et que ne se vérifie pas pour nous ce qui est écrit du méchant (Job, 20, 14-15) : Sa nourriture deviendra dans son sein un venin d’aspic. Il a englouti des richesses, il les vomira ; Dieu les arrachera de son ventre.

61. – Si nous revenons à ce vice d’une sollicitude excessive à l’endroit des biens terrestres (n° 57), nous voyons des hommes qui s’inquiètent aujourd’hui pour le pain d’une année entière, et, s’ils viennent à le posséder, ils ne cessent pas pour autant de se tourmenter. Mais le Seigneur leur dit (Mt., 6, 31) : N’allez donc pas vous inquiéter et n’allez pas dire : que mangerons-nous ? Ou que boirons-nous ? Ou de quoi nous vêtirons-nous ? Aussi nous enseigne-t-il à demander pour aujourd’hui notre pain, c’est-à-dire à demander le nécessaire pour le moment présent.

62. – Il existe, en plus du pain, nourriture du corps, deux autres sortes de pain, le pain sacramentel et le pain de la parole de Dieu.

Dans l’oraison dominicale, nous demandons également notre pain sacramentel ; il est chaque jour préparé dans l’Église et nous le recevons dans un sacrement, en gage de notre salut futur.

Je suis, déclarait Jésus aux Juifs (Jn, 6, 51), je suis le pain vivant descendu du ciel. – Celui, qui mange ce pain et boit le Seigneur de façon indigne, mange et boit sa condamnation (1 Cor., 11, 29).

Nous demandons également, dans l’oraison dominicale, cet autre pain qu’est la parole de Dieu ; c’est de ce pain que Jésus a dit (Mt., 4, 4) : L’homme ne vit pas seulement de pain, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu.

De cette parole, de ce verbe de Dieu provient, pour l’homme, la béatitude, qui consiste dans la faim et la soif de la justice.

En effet, lorsqu’on possède les biens spirituels, on les désire davantage et ce désir aiguise l’appétit et la faim, qu’assouvira le rassasiement de la vie éternelle.