Le Pater par saint Thomas d’Aquin (VIII)

Et remettez-nous nos dettes, comme nous-mêmes nous remettons à nos débiteurs

63. – On rencontre des hommes, grands par la sagesse et par le courage, qui cependant, à cause de leur excessive confiance dans leur force, n’effectuent pas leurs ouvrages avec sagesse et ne conduisent pas jusqu’à leur achèvement ce qu’ils s’étaient proposé. Ils semblent ignorer que les conseils donnent de la force aux réflexions, comme l’enseignent les Proverbes (20, 18).

Mais remarquons-le, l’Esprit-Saint, s’il donne la force, donne aussi le conseil. Car un bon conseil relatif au salut de l’homme ne peut venir que du Saint-Esprit. C’est le cas de cette cinquième demande.

Le conseil est nécessaire à l’homme, quand il est soumis à la tribulation, tout comme le conseil des médecins lui est utile, lorsqu’il est malade. C’est pourquoi, un homme est-il spirituellement malade par le péché, il doit, pour guérir, demander conseil. Et Daniel montre que le conseil est nécessaire au pécheur, lorsqu’il dit au roi Nabuchodonosor (Dan., 4, 24) : Ô roi, agrée mon conseil : rachète tes péchés par des aumônes.

Le conseil de faire l’aumône et d’exercer la miséricorde est un excellent conseil pour effacer les péchés. Aussi est-ce bien l’Esprit-Saint qui apprend à des pécheurs cette prière de demande : Remettez-nous nos dettes, en y ajoutant : comme nous-mêmes nous remettons à nos débiteurs.

64. – Par ailleurs nous devons à Dieu, d’une dette véritable, ce à quoi il a droit et que nous lui refusons. Or le droit dont Dieu exige le respect, c’est l’accomplissement de sa volonté, préférée à notre volonté propre. Nous portons atteinte au droit de Dieu, quand nous préférons notre volonté à la sienne ; et c’est en cela que consiste le péché. Ainsi nos péchés sont des dettes à l’égard de Dieu. Et c’est du Saint-Esprit que nous vient le conseil de demander à Dieu le pardon de nos péchés et de dire très justement ; Remettez-nous nos dettes.

65. – Au sujet de ces paroles : Remettez-nous nos dettes, nous pouvons nous poser trois questions :

a) Premièrement, pourquoi faisons-nous cette demande ?

b) Deuxièmement, quand est-elle exaucée ?

c) Troisièmement, que devons-nous accomplir pour que Dieu l’exauce ?

a) Pourquoi adressons-nous au Père cette demande : Remettez-nous nos dettes ?

La considération de son contenu nous permet de recueillir deux enseignements nécessaires aux hommes pendant cette vie.

Le premier enseignement, c’est que l’homme doit toujours se tenir dans la crainte et l’humilité.

Il y eut des hommes assez présomptueux pour oser affirmer que nous pouvions vivre en ce monde de manière à éviter le péché. Ce privilège ne fut accordé à personne, si ce n’est au Christ seul, qui posséda l’Esprit en plénitude, et à la Bienheureuse Vierge, pleine de grâce et immaculée, dont saint Augustin a dit : « De cette Vierge, je ne veux pas faire la moindre mention, lorsqu’il s’agit des péchés ». Mais à aucun autre des saints il ne fut accordé de ne pas tomber, au moins dans quelque faute vénielle. Si nous disons : nous sommes sans péché, affirme en effet saint Jean (1 Jean, 1, 8), nous nous trompons nous-mêmes, et la vérité n’est pas en nous.

Et que les hommes soient pécheurs, cela est prouvé également par le contenu de cette demande : Remettez-nous nos dettes. Il convient, en effet, indubitablement, à tous les saints eux-mêmes de réciter ces paroles de l’oraison dominicale. Tous les hommes sans exception se reconnaissent donc et s’avouent pécheurs et débiteurs.

Par conséquent, si vous êtes pécheur, vous devez craindre et vous humilier.

66. – L’autre enseignement qui ressort de cette demande : Remettez-nous nos dettes, est que nous devons vivre toujours dans l’espérance. En effet, bien que pécheurs, nous ne devons pas perdre l’espérance ; le désespoir pourrait nous conduire à d’autres péchés plus graves, comme l’enseigne l’Apôtre (Eph., 4, 19) : Ayant perdu l’espérance, dit-il, les païens se sont livrés à l’impudicité et à toute espèce d’impureté, avec frénésie.

Il nous est donc extrêmement utile de toujours espérer.

Quelque grand pécheur qu’il soit, l’homme en effet doit espérer toujours de Dieu son pardon, s’il se repent et se convertit parfaitement.

Or cette espérance se fortifie en nous, quand nous disons : Notre Père, remettez-nous nos dettes.

67. – Des hérétiques, qu’on nomme Novatiens, ont voulu enlever cette espérance du pardon divin. Ils déclarèrent : Si vous commettez un seul péché après le baptême, vous n’obtiendrez jamais miséricorde.

Une telle assertion est fausse, si la parole du Christ est vraie (Mt., 18, 32) : Je t’ai remis, dit-il, toute ta dette, parce que tu m’avais supplié.

Donc, quel que soit le jour où vous implorez miséricorde, vous pourrez l’obtenir, si vous y joignez le repentir de vos péchés.

Ainsi donc, la considération du contenu de cette cinquième demande de l’oraison dominicale : Remettez-nous nos dettes, fait naître en nous la crainte et l’espérance ; elle nous montre que tous les pécheurs contrits, qui avouent leurs fautes, obtiennent miséricorde. Et elle nous fait conclure que cette demande avait sa place obligée dans le «Notre Père ».

68. – b) Quand cette demande : Remettez-nous nos dettes, est-elle exaucée ?

Pour répondre à cette question, il faut avoir présent à l’esprit les deux éléments contenus en tout péché, à savoir la faute ou l’offense faite à Dieu, et le châtiment mérité par la faute.

Or la faute est remise par la contrition, si la contrition est accompagnée du propos de se confesser et de satisfaire. J’ai dit, déclare le Psalmiste (Ps., 31, 5), je confesserai contre moi-même mon injustice au Seigneur, et vous nous avez pardonné l’impiété de mon péché.

Si donc, comme nous venons de le dire, la contrition des péchés, avec le propos de les confesser, suffit à en obtenir la remise, le pécheur ne doit pas désespérer.

69. – Mais peut-être quelqu’un objectera-t-il : Puisque le péché est remis par la contrition, à quoi sert le prêtre ?

À cette question, il faut répondre : Dieu, par la contrition, remet la faute et change la peine éternelle en peine temporelle ; le pécheur contrit reste donc soumis à une peine temporelle. C’est pourquoi, s’il mourrait sans s’être confessé, non parce qu’il aurait méprisé la confession, mais parce que la mort l’aurait surpris, avant qu’il eût pu se confesser, il irait au purgatoire y souffrir, et, d’après saint Augustin, y souffrir extrêmement.

Mais si vous vous confessez, vous vous soumettez au pouvoir des clefs et, en vertu de ce pouvoir, le prêtre vous absout de la peine temporelle due à vos fautes ; car le Christ a dit aux Apôtres (Jn, 20, 22-23) : Recevez le Saint-Esprit ; les péchés seront remis à ceux à qui vous les remettrez, ils sont retenus à ceux à qui vous les retiendrez. C’est pourquoi si quelqu’un se confesse une seule fois, il lui est remis une partie de la peine de ses péchés, et il en est de même, s’il se confesse à nouveau ; et s’il se confesse un nombre de fois suffisant, il pourra obtenir la remise entière de sa peine.

70. – Les successeurs des Apôtres trouvèrent un autre moyen de remettre la peine temporelle, à savoir le bienfait des indulgences.

Pour celui qui vit dans la charité, les indulgences possèdent la valeur que le Pape a, sans aucun doute, le pouvoir de leur donner.

Beaucoup de saints firent un grand nombre de bonnes oeuvres, sans pécher du moins mortellement ; ils firent ces oeuvres pour l’utilité de l’Eglise. De même, les mérites du Christ et de la bienheureuse Vierge sont réunis comme en un trésor. Le Souverain Pontife et ceux à qui il en a confié le soin, peuvent dispenser ces mérites, là où il y a nécessité.

Ainsi donc, les péchés sont remis, quant à la faute, par la contrition, et, quant à la peine, par la confession et par les indulgences.

71. – c) À la question : Que devons-nous accomplir pour que le Seigneur exauce cette demande : Remettez-nous nos dettes ? Il faut répondre : Dieu requiert de notre part, que nous pardonnions à notre prochain les offenses qu’il nous fait. C’est pourquoi il nous demande de dire : comme nous, nous remettons leurs dettes à nos débiteurs. Si nous agissions autrement, Dieu ne nous pardonnerait pas.

Il est dit de même dans l’Ecclésiastique (28, 2-5) : Pardonne au prochain son injustice, et alors, à ta prière, tes péchés seront remis. L’homme conserve de la colère contre un autre homme, et il demande à Dieu sa guérison ! Il n’a pas pitié de son semblable, et il supplie pour ses propres fautes ! Lui, qui n’est que chair, garde rancune ; qui donc lui obtiendra le pardon de ses péchés ? – Pardonnez donc, dit Jésus (Luc, 6, 37), et il vous sera pardonné.

Et c’est pourquoi dans cette cinquième demande du « Notre Père » le Seigneur pose cette seule condition : pardonner à autrui. Si nous ne la réalisons pas, à nous non plus, il ne nous sera pas pardonné.

72. – Mais vous pourriez dire : Moi, je prononcerai les premiers mots de la demande, à savoir : Remettez-nous nos dettes, mais je ne réciterai pas les derniers : comme nous remettons à nos débiteurs.

Chercheriez-vous donc à tromper le Christ ? Assurément vous ne le tromperiez pas. Le Christ a composé cette oraison, il se la rappelle parfaitement ; comment dès lors le tromper ? Votre coeur doit donc ratifier cette demande, quand vos lèvres la prononcent.

73. – Demandons-nous alors si celui qui n’a pas le propos intérieur de pardonner son prochain doit dire encore : comme nous, nous remettons à nos débiteurs.

Il semble que non, car alors il mentirait. Mais il faut répondre qu’il n’est pas pour autant dispensé de dire : comme nous, nous remettons à nos débiteurs. En fait, il ne ment pas, parce qu’il ne prie pas en son nom, mais au nom de l’Eglise qui, elle, ne s’y trompe pas ; c’est pourquoi d’ailleurs cette demande est exprimée au pluriel.

74. – Il importe de le savoir ; il y a deux manières de pardonner au prochain.

La première est la manière des parfaits ; elle pousse l’offensé à aller au-devant de l’offenseur, pour lui pardonner, conformément à l’injonction du Psalmiste (Ps., 33, 15) : Recherche la paix.

La deuxième manière de pardonner est commune à tous et obligatoire pour tous ; elle consiste à accorder le pardon à qui le sollicite. Pardonne au prochain son injustice, dit l’Ecclésiastique (28, 2), alors à ta prière, tes péchés te seront remis.

75. – À cette cinquième demande de l’oraison dominicale se rattache la béatitude : Bienheureux les miséricordieux. La miséricorde, en effet, nous porte à avoir pitié de notre prochain.