(Extrait de L’année liturgique de Dom Prosper Guéranger)
Après avoir proposé à la méditation des fidèles, durant les quatre premières semaines du Carême, le jeûne quadragénaire de Jésus-Christ sur la montagne, la sainte Église consacre à la commémoration des douleurs du Rédempteur les deux semaines qui nous séparent encore de la fête de Pâques. Elle ne veut pas que ses enfants arrivent au jour de l’immolation du divin Agneau, sans avoir préparé leurs âmes par la compassion aux souffrances qu’il a endurées en leur place.
[…]
Mystique du Temps de la Passion
et de la Semaine Sainte
La sainte Liturgie abonde en mystères, en ces jours où l’Église célèbre les anniversaires de tant de merveilleux événements ; mais la plus grande partie de cette mystique se rapportant à des rites et à des cérémonies propres à des jours spéciaux, nous en traiterons à mesure que l’occasion s’en présentera. Notre but, ici, est seulement de dire quelques mots sur les coutumes mystérieuses de l’Église dans les deux semaines auxquelles ce volume est consacré.
Nous n’avons rien à ajouter à ce que nous avons exposé, dans notre Carême, sur le mystère du Quadragénaire ; la sainte carrière de l’expiation poursuit son cours, jusqu’à ce que le jeûne des hommes pécheurs ait atteint la durée de celui que l’Homme-Dieu a accompli sur la montagne. La troupe des fidèles du Christ continue à combattre, sous l’armure spirituelle, les ennemis invisibles du salut ; assistée des Anges de lumière, elle lutte corps à corps avec les esprits de ténèbres, par la componction du cœur et par la mortification de la chair.
Trois objets, comme nous l’avons dit, préoccupent spécialement l’Église pendant le Carême: la Passion du Rédempteur dont nous avons, de semaine en semaine, pressenti les approches ; la préparation des catéchumènes au baptême qui doit leur être conféré dans la nuit de Pâques ; la réconciliation des pénitents publics, auxquels l’Église ouvrira de nouveau son sein, le Jeudi de la Cène du Seigneur. Chaque jour qui s’écoule rend plus vives ces trois grandes préoccupations de la sainte Église.
Le Sauveur, en ressuscitant Lazare à Béthanie, aux portes de Jérusalem, a mis le comble à la rage de ses ennemis. Le peuple s’est ému en voyant reparaître dans les rues de la cité ce mort de quatre jours; il se demande si le Messie opérera de plus grands prodiges, et s’il n’est pas temps enfin de chanter Hosannah au fils de David. Bientôt il ne sera plus possible d’arrêter l’élan des enfants d’Israël. Les princes des prêtres et les anciens du peuple n’ont pas un instant à perdre, s’ils veulent empêcher la proclamation de Jésus de Nazareth, roi des Juifs. Nous allons assister à leurs infâmes conseils; le sang du Juste va être vendu et pavé à deniers comptants. La divine Victime, livrée par un de ses disciples, sera jugée, condamnée, immolée ; et les circonstances de ce drame sublime ne seront plus l’objet d’une simple lecture : la sainte Liturgie les représentera, de la façon la plus expressive, sous les yeux du peuple fidèle.
Les catéchumènes n’ont plus que peu de temps à soupirer vers la fontaine de vie. Leur instruction se complète chaque jour; les figures de l’ancienne alliance achèvent de se dérouler à leurs regards ; et bientôt ils n’auront plus rien à apprendre sur les mystères de leur salut. Dans peu de jours on leur livrera le Symbole de la foi. Initiés aux grandeurs et aux humiliations du Rédempteur, ils attendront avec les fidèles l’instant de sa glorieuse résurrection ; et nous les accompagnerons de nos vœux et de nos chants, à l’heure solennelle où, plongés dans la piscine du salut, et ayant laissé toutes leurs souillures dans les eaux régénératrices, ils remonteront purs et radieux pour recevoir les dons de l’Esprit divin, et participer à la chair sacrée de l’Agneau qui ne doit plus mourir.
La réconciliation des pénitents avance aussi à grands pas. Sous le cilice et la cendre, ils poursuivent leur œuvre d’expiation. Les consolantes lectures que nous avons déjà entendues continueront de leur être faites, et rafraîchiront de plus en plus leurs âmes. L’approche de l’immolation de l’Agneau accroît leur espoir ; ils savent que le sang de cet Agneau est d’une vertu infinie, et qu’il efface tous les péchés. Avant la résurrection du libérateur, ils auront recouvré l’innocence perdue ; le pardon descendra sur eux assez à temps pour qu’ils puissent encore s’asseoir, heureux prodigues, à la table du Père de famille, le jour même où il dira à ses convives : « J’ai désiré d’un désir ardent manger avec vous cette Pâque (1) ».
Telles sont en abrégé les scènes augustes qui nous attendent; mais, en même temps, nous allons voir la sainte Église, veuve désolée, s’abîmer de plus en plus dans les tristesses de son deuil. Naguère elle pleurait les péchés de ses enfants; maintenant elle pleure le trépas de son céleste Epoux. Dès longtemps déjà le joyeux Alléluia est banni de ses cantiques ; elle supprimera désormais jusqu’à ce cri de gloire qu’elle consacrait encore à l’adorable Trinité. A moins qu’elle ne célèbre la mémoire de quelque Saint, dont la fête se rencontrerait encore jusqu’au samedi de la Passion, elle s’interdira, en partie d’abord, et bientôt totalement, jusqu’à ces paroles qu’elle aimait tant à redire : « Gloire au Père, et au Fils, et au Saint-Esprit ! » Ses chants sont devenus trop lugubres, et ce cri de jubilation irait mal à la désolation qui a submergé son cœur.
Ses lectures, aux offices de la nuit, sont prises dans Jérémie, le plus lamentable des Prophètes. La couleur de ses vêtements est toujours celle qu’elle a adoptée au jour où elle imposa les cendres sur le front humilié de ses enfants; mais quand sera arrivé le redoutable Vendredi, le violet ne suffira plus à sa tristesse : elle se couvrira de vêtements noirs, comme ceux qui pleurent le trépas d’un mortel ; car son Epoux est véritablement mort en ce jour. Les péchés des hommes et les rigueurs de la justice divine ont fondu sur lui, et il a rendu son âme à son Père, dans les horreurs de l’agonie.
Dans l’attente de cette heure terrible, la sainte Église manifeste ses douloureux pressentiments, en voilant par avance l’image de son divin Epoux. La croix elle-même a cessé d’être accessible aux regards des fidèles; elle a disparu sous un voile sombre. Les images des Saints ne sont plus visibles ; il est juste que le serviteur s’efface, quand la gloire du Maître s’est éclipsée. Les interprètes de la sainte Liturgie nous enseignent que cette austère coutume de voiler la croix au temps de la Passion exprime l’humiliation du Rédempteur, réduit à se cacher pour n’être pas lapidé par les Juifs, comme nous le lirons dans l’Évangile du Dimanche de la Passion. L’Église applique dès le samedi, à Vêpres, cette solennelle rubrique, et avec une telle rigueur que, dans les années où la fête de l’Annonciation de Notre-Dame tombe dans la semaine de la Passion, l’image de Marie, Mère de Dieu, demeure voilée, en ce jour même où l’Ange la salue pleine de grâce et bénie entre toutes les femmes.
Pratique du Temps de la Passion et de la Semaine Sainte
Le ciel de la sainte Église devient de plus en plus sombre; les teintes sévères qu’il avait revêtues, dans le cours des quatre semaines qui viennent de s’écouler, ne suffisent plus au deuil de l’Epouse. Elle sait que les hommes cherchent l’Epoux, et qu’ils ont conspiré sa mort. Douze jours ne seront pas écoulés qu’elle verra ses ennemis mettre sur lui leurs mains sacrilèges. Elle aura à le suivre sur la montagne de douleur ; elle recueillera son dernier soupir; elle verra sceller sur son corps inanimé la pierre du sépulcre. Il n’est donc pas étonnant qu’elle invite tous ses enfants, durant cette quinzaine à contempler celui qui est l’objet de toutes ses affections et de toutes ses tristesses. Mais ce ne sont pas des larmes et une compassion stériles que demande de nous notre mère: elle veut que nous profitions des enseignements que vont nous fournir les terribles scènes que nous sommes appelés avoir se succéder sous nos yeux. Elle se souvient que le Sauveur, montant au Calvaire, dit à ces femmes de Jérusalem qui osaient pleurer sur son sort en présence même de ses bourreaux : « Ne pleurez pas sur moi, mais sur vous et sur vos enfants (2). » Il ne refusait pas le tribut de leurs larmes, il était touché de leur affection ; mais l’amour même qu’il leur portait lui dictait ces paroles. Il voulait surtout les voir pénétrées de la grandeur de l’événement qui s’accomplissait, à cette heure où la justice de Dieu se révélait si inexorable envers le péché.
L’Église a commencé la conversion du pécheur dans les semaines qui ont précédé ; elle veut maintenant la consommer. Ce n’est plus le Christ jeûnant et priant sur la montagne de la Quarantaine qu’elle offre à nos regards ; c’est la Victime universelle immolée pour le salut du monde. L’heure va sonner, la puissance des ténèbres s’apprête à user des moments qui lui sont laissés ; le plus affreux des crimes va être commis. Le Fils de Dieu sera, dans quelques jours, livré au pouvoir des pécheurs, et ils le tueront. L’Église n’a plus besoin d’exhorter ses enfants à la pénitence ; il savent trop maintenant ce qu’est le péché qui a exigé une telle expiation. Elle est tout entière aux sentiments que lui inspire le fatal dénoûment que devait avoir la présence d’un Dieu sur la terre ; et, en exprimant ces sentiments par la sainte liturgie, elle nous guide dans ceux que nous devons concevoir nous-mêmes.
Le caractère le plus général des prières et des rites de cette quinzaine est une douleur profonde de voir le Juste opprimé par ses ennemis jusqu’à la mort, et une indignation énergique contre le peuple déicide. David, les Prophètes, fournissent ordinairement le fond de ces formules de deuil. Tantôt c’est le Christ lui-même qui dévoile les angoisses de son âme ; tantôt ce sont d’effroyables imprécations contre ses bourreaux. Le châtiment de la nation juive est étalé dans toute son horreur, et à chacun des trois derniers jours on entendra Jérémie se lamenter sur les ruines de l’infidèle cité L’Église ne cherche pas à exciter une sensibilité stérile ; elle veut frapper d’abord au cœur de ses enfants par une terreur salutaire. S’ils sont effrayés du crime commis dans Jérusalem, s’ils sentent qu’ils en sont coupables, leurs larmes couleront toujours assez.
Préparons-nous donc à ces fortes impressions trop souvent méconnues par la piété superficielle de notre temps, Rappelons-nous l’amour et la bénignité du Fils de Dieu venant se confier aux hommes, vivant de leur vie, poursuivant sans bruit sa pacifique carrière, « passant sur cette terre en faisant le bien (3) », et voyons maintenant cette vie toute de tendresse, de condescendance et d’humilité, aboutira un supplice infâme sur le gibet des esclaves. Considérons d’un côté le peuple pervers des pécheurs qui, faute de crimes, impute au Rédempteur ses bienfaits, qui consomme la plus noire ingratitude par l’effusion d’un sang aussi innocent qu’il est divin ; de l’autre, contemplons le Juste par excellence en proie à toutes les amertumes, son âme « triste jusqu’à la mort (4) », le poids de malédiction qui pèse sur lui, ce calice qu’il doit boire jusqu’à la lie, malgré son humble réclamation ; le Ciel inflexible à ses prières comme à ses douleurs ; enfin, entendons son cri : « Mon Dieu, mon Dieu , pourquoi m’avez-vous abandonné (5) ? » C’est là ce qui émeut d’abord la sainte Église ; c’est là ce qu’elle propose à notre attention ; car elle sait que si cette horrible scène est comprise de nous, les liens que nous avons avec le péché se rompront d’eux-mêmes, et qu’il nous sera impossible de demeurer plus longtemps complices de tels forfaits.
Mais l’Église sait aussi combien le cœur de l’homme est dur, combien il a besoin de craindre, pour se déterminer enfin à s’amender : voilà pourquoi elle ne nous fait grâce d’aucune des imprécations que les Prophètes placent dans la bouche du Messie contre ses ennemis. Ces effrayants anathèmes sont autant de prophéties qui se sont accomplies à la lettre sur les Juifs endurcis. Ils sont destinés à nous apprendre ce que le chrétien lui-même pourrait avoir à craindre, s’il persistait, selon l’énergique expression de saint Paul, à « crucifier de nouveau Jésus-Christ (6) ». On se rappelle alors, et avec terreur, ces paroles du même Apôtre, dans l’Epître aux Hébreux : « Quel supplice ne méritera pas, dit-il, celui qui aura foulé aux pieds le Fils de Dieu, qui aura tenu pour vil le sang de l’alliance par lequel il fut sanctifié, et qui aura fait outrage à l’Esprit de grâce ? Car nous savons qui a dit : A moi la vengeance, et je saurai la faire. Et ailleurs: Le Seigneur jugera son peuple. Ce sera donc une chose horrible de tomber entre les mains du Dieu vivant (7). »
En effet, rien de plus affreux ; car, en ces jours où nous sommes, « il n’a pas épargné son propre Fils (8) », nous donnant par cette incompréhensible rigueur la mesure de ce que nous devrions attendre de lui, s’il trouvait encore en nous le péché qui l’a contraint d’en user si impitoyablement envers ce Fils bien-aimé, « objet de toutes ses complaisances (9) ». Ces considérations sur la justice envers la plus innocente et la plus auguste de toutes les victimes, et sur le châtiment des Juifs impénitents, achèveront de détruire en nous l’affection au péché, en développant cette crainte salutaire sur laquelle une espérance ferme et un amour sincère viendront s’appuyer comme sur une base inébranlable.
En effet, si, par nos péchés, nous sommes les auteurs de la mort du Fils de Dieu, il est vrai aussi de dire que le sang qui coule de ses plaies sacrées a la vertu de nous laver de ce crime. La justice du Père céleste ne s’apaise que par l’effusion de ce sang divin; et la miséricorde de ce même Père céleste veut qu’il soit employé à notre rachat. Le fer des bourreaux a fait cinq ouvertures au corps du Rédempteur; et de là cinq sources de salut coulent désormais sur l’humanité pour la purifier et rétablir en chacun de nous l’image de Dieu que le péché avait effacée. Approchons donc avec confiance, et glorifions ce sang libérateur qui ouvre au pécheur les portes du ciel, et dont la valeur infinie suffirait à racheter des millions de mondes plus coupables que le nôtre. Nous touchons à l’anniversaire du jour où il a été versé ; bien des siècles déjà se sont écoulés depuis le moment où il arrosa les membres déchirés de notre Sauveur, où , descendant en ruisseaux le long de la croix, il baignait cette terre ingrate ; mais sa puissance est toujours la même.
Venons donc « puiser aux fontaines du Sauveur (10) »; nos âmes en sortiront pleines de vie, toutes pures, tout éclatantes d’une beauté céleste; il ne restera plus en elles la moindre trace de leurs anciennes souillures ; et le Père nous aimera de l’amour même dont il aime son Fils. N’est-ce pas pour nous recouvrer, nous qui étions perdus, qu’il a livre à la mort ce Fils de sa tendresse ? Nous étions devenus la propriété de Satan par nos pochés; les droits de l’enfer sur nous étaient certains; et voilà que tout à coup nous lui sommes arrachés et nous rentrons dans nos droits primitifs. Dieu cependant n’a point usé de violence pour nous enlever au ravisseur: comment donc sommes-nous redevenus libres ? Ecoutez l’Apôtre: « Vous avez été rachetés d’un grand prix (11) ». Et quel est ce prix ? Le Prince des Apôtres nous l’explique : « Ce n’est pas, dit-il, au prix d’un or et d’un argent corruptibles que vous avez été affranchis, mais par le précieux sang de l’Agneau sans tache (12) ». Ce sang divin, déposé dans la balance de la justice céleste, l’a fait pencher en notre faveur: tant il dépassait le poids de nos iniquités! La force de ce sang a brisé les portes mêmes de l’enfer, rompu nos chaînes, « rétabli la paix entre le ciel et la terre (13) ». Recueillons donc sur nous ce sang précieux, lavons-en toutes nos plaies, marquons-en notre front comme d’un sceau ineffaçable et protecteur, afin qu’au jour de la colère le glaive vengeur nous épargne.
Avec le sang de l’Agneau qui enlève nos péchés, la sainte Église nous recommande en ces jours de vénérer aussi la Croix, qui est comme l’autel sur lequel notre incomparable Victime est immolée. Deux fois, dans le cours de l’année, aux fêtes de son Invention et de son Exaltation, ce bois sacré nous sera montré pour recevoir nos hommages, comme trophée de la victoire du Fils de Dieu; à ce moment, il ne nous parle que de ses douleurs, il n’offre qu’une idée de honte et d’ignominie. Le Seigneur avait dit dans l’ancienne alliance : « Maudit celui qui est suspendu au bois (14) ». L’Agneau qui nous sauve a daigné affronter cette malédiction ; mais, par là même, combien nous devient cher ce bois autrefois infâme, désormais sacre! Le voilà devenu l’instrument de notre salut, le gage sublime de l’amour du Fils de Dieu pour nous. C’est pourquoi l’Église va lui rendre chaque jour, en notre nom, les plus chers hommages; et nous, nous joindrons nos adorations aux siennes. La reconnaissance envers le Sang qui nous a rachetés, une tendre vénération envers la sainte Croix seront donc, durant cette quinzaine, les sentiments qui occuperont particulièrement nos cœurs.
Mais que ferons-nous pour l’Agneau lui-même, pour celui qui nous donne ce sang, et qui embrasse avec tant d’amour la croix de notre délivrance ? N’est-il pas juste que nous nous attachions à ses pas ; que, plus fidèles que les Apôtres lors de sa Passion, nous le suivions jour par jour, heure par heure, dans la Voie douloureuse ? Nous lui tiendrons donc fidèle compagnie, dans ces derniers jours où il est réduit à fuir les regards de ses ennemis; nous envierons le sort de ces quelques familles dévouées qui le recueillent dans leurs maisons, s’exposant par cette hospitalité courageuse à toute la rage des Juifs; nous compatirons aux inquiétudes mortelles de la plus tendre des mères ; nous pénétrerons par la pensée dans cet horrible Sanhédrin où se trame l’affreux complot contre la vie du Juste. Tout à coup l’horizon, si chargé de tempêtes, semblera un moment s’éclaircir, et nous entendrons le cri d’Hosannah retentir dans les rues et les places de Jérusalem. Cet hommage inattendu au fils de David, ces palmes, ces voix naïves des enfants hébreux, feront trêve un instant à tant de noirs pressentiments. Notre amour s’unira à ces hommages rendus au Roi d’Israël qui visite avec tant de douceur la fille de Sion, pour remplir l’oracle prophétique ; mais que ces joies subites seront de peu de durée, et que nous retomberons promptement dans la tristesse ! Le traître disciple ne tardera pas à consommer son odieux marché ; la dernière Pâque arrivera enfin, et nous verrons l’agneau figuratif s’évanouir en présence du véritable Agneau, dont la chair nous sera donnée en nourriture et le sang en breuvage. Ce sera la Cène du Seigneur. Revêtus de la robe nuptiale, nous y prendrons place avec les disciples; car ce jour est celui de la réconciliation qui réunit à une même table le pécheur repentant et le juste toujours fidèle. Mais le temps presse : il faudra partir pour le fatal jardin ; c’est là que nous pourrons apprécier le poids de nos iniquités, à la vue des défaillances du cœur de Jésus, qui en est oppressé jusqu’à demander grâce. Puis tout à coup, au milieu d’une nuit sombre, les valets et la soldatesque, conduits par l’infâme Judas, mettront leurs mains impies sur le Fils de l’Eternel; et les légions d’Anges qui l’adorent resteront comme désarmées en présence d’un tel forfait. Alors commencera cette série d’injustices dont les tribunaux de Jérusalem seront l’odieux théâtre: le mensonge, la calomnie, la soif du sang innocent, les lâchetés du gouverneur romain, les insultes des valets et des soldats, les cris tumultueux d’une populace aussi ingrate que cruelle; tels sont les incidents dont se rempliront les heures rapides qui doivent s’écouler depuis l’instant où le Rédempteur aura été saisi par ses ennemis, jusqu’à celui où il gravira, sous sa croix, la colline du Calvaire. Nous verrons de près toutes ces choses ; notre amour ne nous permettra pas de nous éloigner dans ces moments où, au milieu de tant d’outrages, le Rédempteur traite la grande affaire de notre salut.
Enfin, après les soufflets et les crachats, après la sanglante flagellation, après le cruel opprobre du couronnement d’épines, nous nous mettrons en marche à la suite du fils de l’homme ; et c’est à la trace de son sang que nous reconnaîtrons ses pas. Il nous faudra fendre les flots d’un peuple avide du supplice de l’innocent, entendre les imprécations qu’il vomit contre le fils de David. Arrivés au lieu du sacrifice, nous verrons de nos yeux l’auguste Victime, dépouillée de ses vêtements, clouée au bois sur lequel elle doit expirer, élevée dans les airs, entre le ciel et la terre, comme pour être plus exposée encore aux insultes des pécheurs. Nous nous approcherons de l’Arbre de vie, afin de ne perdre ni une seule goutte du sang qui purifie, ni une seule des paroles que, par intervalles, le Rédempteur fera descendre jusqu’à nous. Nous compatirons à sa Mère, dont le cœur est transpercé du glaive de douleur, et nous serons près d’elle au moment où Jésus expirant nous léguera à sa tendresse. Enfin, après les trois heures de son agonie, nous le verrons pencher la tète, et nous recevrons son dernier soupir.
Et c’est là ce qui nous reste : un corps inanimé et meurtri, des membres ensanglantés et roidis par le froid de la mort; c’est tout ce qui nous reste de ce Fils de l’homme dont nous avions salué avec tant d’allégresse la venue en ce monde ! Une lui a pas suffi, à lui, Fils de l’Eternel, de « s’anéantir, en prenant la forme d’esclave (15) » ; cette naissance dans la chair n’était que le début de son sacrifice ; son amour devait l’entraîner jusqu’à la mort, et jusqu’à la mort de la croix. Il avait vu qu’il n’obtiendrait le nôtre qu’au prix d’une si généreuse immolation, et son cœur n’a pas reculé. « Maintenant donc, nous dit saint Jean, aimons Dieu, puisque Dieu nous a aimes le premier (16). » Tel est le but que l’Église se propose dans ces solennels anniversaires. Après avoir abattu notre orgueil et nos résistances par le spectacle effrayant de la justice divine, elle entraîne notre cœur à aimer enfin celui qui s’est livré, en notre place, aux coups de cette inflexible justice. Malheur à nous, si cette grande semaine ne produisait pas dans nos âmes un juste retour envers celui qui avait tous les droits de nous haïr, et qui nous a aimés plus que lui-même ! Disons donc avec l’Apôtre : « La charité de Jésus-Christ nous presse, et désormais tous ceux qui vivent ne doivent plus vivre pour eux-mêmes, mais pour Celui qui est mort pour eux (17). » Nous devons cette fidélité à celui qui fut notre victime, et qui jusqu’au dernier instant, au lieu de nous maudire, ne cessa de demander et d’obtenir pour nous miséricorde. Un jour, il reparaîtra sur les nuées du ciel ; « les hommes verront alors, dit le Prophète, celui qu’ils ont percé (18). » Puissions-nous être de ceux auxquels la vue des cicatrices de ses blessures n’inspirera que la confiance, parce qu’ils auront réparé par leur amour le crime dont ils s’étaient rendus coupables envers l’Agneau divin !
Espérons de la miséricorde de Dieu que les saints jours où nous entrons produiront en nous cet heureux changement qui nous permettra, lorsque l’heure du jugement de ce monde aura sonné, de soutenir, sans trembler, le regard de celui que nous allons voir foulé sous les pieds des pécheurs. Le trépas du Rédempteur bouleverse toute la nature: le soleil se voile au milieu du jour, la terre tremble jusque dans ses fondements, les rochers éclatent et se fendent ; que nos cœurs aussi soient ébranlés, qu’ils se laissent aller de l’indifférence à la crainte, de la crainte à l’espérance, de l’espérance enfin à l’amour; et après être descendus avec notre libérateur jusqu’au fond des abîmes de la tristesse, nous mériterons de remonter avec lui à la lumière, environnés des splendeurs de sa résurrection, et portant en nous le gage d’une vie nouvelle que nous ne laisserons plus s’éteindre.
Notes
1. Luc. XXII, 15. ↑ retourner en haut
2. Luc. XXIII, 28. ↑ retourner en haut
3. Act. X, 38. ↑ retourner en haut
4. Matth. XXVI, 38. ↑ retourner en haut
5. Ibid. XXVII, 46. ↑ retourner en haut
6. Hebr. VI. 6. ↑ retourner en haut
7. Ibid. X, 31. ↑ retourner en haut
8. Rom. VIII, 32. ↑ retourner en haut
9. Matth. III, 17. ↑ retourner en haut
10. Isai. XII, 3. ↑ retourner en haut
11. I Cor. VI, 20. ↑ retourner en haut
12. I Petr. I. 18. ↑ retourner en haut
13. Coloss. I, 20. ↑ retourner en haut
14. Deut. XXI, 23. ↑ retourner en haut
15. Philipp. II, 7. ↑ retourner en haut
16. JOHAN. IV, 19. ↑ retourner en haut
17. II Cor, V, 14, 19. ↑ retourner en haut
18. Zachar. XII, 10. ↑ retourner en haut