J’ai choisi un mystère qui est des plus beaux et fertiles, et sur lequel néanmoins je ne dirais que fort peu par rapport à ce qui s’en pourrait dire. C’est le mystère de l’élévation de Jésus crucifié sur le mont Calvaire, et présuppose que c’est [un vendredi]. [Note : St François de Sales suppose que cette méditation sera faite un vendredi.]
La veille, après avoir pensé ou lu l’histoire et avoir préparé en gros les points de la méditation comme ils seront indiqués ci-après ; le matin étant arrivé, une fois prêt, je prends de l’eau bénite, je fais le signe de croix et me mets à genoux à l’endroit de la prière, puis je commence à méditer de la sorte :
La présence de Dieu
Je me représenterai et mettrai une vive appréhension en mon esprit à l’idée que Dieu est véritablement présent à toute chose, mais spécialement dans mon cœur et mon entendement, où il est comme le cœur de mon cœur et l’âme de mon âme. Cela fait, je commencerai à m’humilier et faire l’invocation.
Humble invocation
Et donc, dirais-je, cette mer de perfections, cet abîme de bonté, non seulement m’environne de tous côtés, mais se communique par une vraie présence et très entièrement à ce cœur déloyal et à cette âme félonne ! Hélas mon Dieu, mon Seigneur, il me semble que mon cœur ainsi profondément mêlé et uni de toutes parts à votre divine présence, n’est autre chose qu’un vil et venimeux crapaud qui nage, se supporte et se maintient dans une mer de baume très précieux. Hélas, comment peut vivre une si chétive créature au milieu de cette infinie Essence et en une si intime présence de votre immense bonté ?
Mais, Seigneur, puisque vous m’y avez reçu et que je suis né, nourri et maintenu dans les entrailles de votre présence, hé, mon bon Dieu, ne me rejetez point de votre sainte face (Ps 1,13) ; permettez à ce misérable cœur qu’il répande ses indignes pensées et ses chétives affections dans le sein de votre miséricorde et qu’il prononce ses afflictions devant vous (Ps 141,3). Vous m’avez commandé de vous invoquer et promis que vous m’exauceriez (Ps 80,8 ; 101,3 ; 137,3 ; Is 58,9) mon Dieu et mon Sauveur me voici votre indigne servante, qu’il me soit fait selon votre parole (Lc 1,38). Éclairez sur moi votre face sacrée (Ps 30,17 ;118, 235) et tenez mes yeux fixés sur les vôtres afin que je puisse considérer vos merveilles (Ps 118,18) et vous louer, bénir et adorer.
Présentation du mystère
Il me semble que parmi cette grande foule de gens qui accourent de toutes parts de la ville de Jérusalem pour voir crucifier mon Sauveur, je me trouve au Mont Calvaire en un lieu plus éloigné que les autres, mais aussi plus avantageux et relevé, d’où je vois plus aisément le triste et cruel spectacle de la crucifixion. Mon Sauveur couronné d’épines était déjà tout nu, couché sur le bois de la croix, et les bourreaux l’avaient déjà serré et cloué, pieds et mains sur celui-ci ; et commencent, avec des instruments adéquats et destinés à cet effet à relever, petit à petit, ce saint Crucifié en l’air, pour fixer et planter la croix à l’endroit et dans le trou fait à cet effet.
Maintenant, il me semble voir en l’air le haut de la croix et le saint écriteau : Jésus de Nazareth, Roi des Juifs (J, 19,19). Soudain, après cela, je découvre la tête couronnée d’épines, dont les yeux regardent tandis vers le Ciel avec une grande révérence, tandis vers l’assistance avec une amoureuse compassion ; et il semble qu’avec ses regards, il aille puiser la miséricorde céleste dans le sein de son Père, pour en arroser ceux-là mêmes qui le crucifiaient. Sa bouche, toute meurtrie des coups de la nuit, tenant un profond silence, n’est ouverte que pour jeter des soupirs amoureux sur le peuple, en la présence du Père éternel. Je vois de temps en temps son divin estomac, et sous la poitrine gauche un perpétuel mouvement de son cœur qui palpite et déborde d’amour et enflamme si fort cette partie qu’elle semble vermeille de ce côté-là. Je découvre les deux mains attachées et les deux pieds aussi, qui, comme quatre ruisseaux d’une même source, versent continuellement un sang le plus beau, clair et vermeil jamais vu du monde. Et enfin, voilà la croix qui tombe dans le creux où elle doit être fixée et donne une secousse au corps qui y est pendu, au moyen de laquelle les plaies s’agrandissent et plusieurs gouttes de sang éclaboussent et s’éparpillent çà et là sur les proches, dont la plupart les ôtent avec indignation et sont impatients de pouvoir s’en laver.
Voilà ce que je m’imagine de voir, en conformité avec l’histoire.
Méditation
Je considère premièrement celui qui est ainsi pendu et élevé, et vois par l’écriteau que c’est Jésus de Nazareth, Roi des Juifs. Est-ce donc, me dis-je, ce grand Jésus qui a fait tant de miracles, de sermons et d’actes vertueux tout le long de sa vie ? N’est-ce pas le Fils de Dieu éternel, qui est le Maître du Ciel et de la terre ? Et comment donc est-il pendu en croix ? Ne pouvait-il pas mourir de mille sortes de morts plus honnêtes, plus douces et supportables, puisqu’il voulait mourir ? Ô qu’il faut bien dire que cette mort a quelque secrète beauté, puisqu’elle a été choisie par le Fils de Dieu même ! Ô quelle admiration sera ou peut être digne de cette merveille ? Je considère le maintient du Sauveur, auquel je vois une extrême douceur et bienveillance. Ses yeux ne sont nullement effarouchés par les douleurs, ni enflammés de colère par les injures. Hé, que cet Agneau et bon ! Qui me donnera la grâce de pouvoir faire de même face aux travaux et injures ? Je considère ce grand silence pendant toute cette élévation. Ce n’est pas faute d’haleine, car il en a bien pour soupirer ; ce n’est pas faute de sujet, car il a bien de quoi se plaindre ; ce n’est pas faute d’auditeurs car il en est environné ; ce n’est pas faute d’être interrogé car chacun crie après lui, qui ceci, qui cela.
Pourquoi donc se tait-il, sinon pour témoigner sa mansuétude et douceur ? Hélas que je suis misérable ! Pour peu qu’on me touche, je crie, je me plains, je ne finis jamais mes lamentations, je ne rencontre personne à qui je ne communique mes regrets.
Je considère ce cœur si plein d’amour à l’égard de ceux mêmes qui le crucifient. Ô feu admirable et sacré qui ont enflammé cette poitrine, mon Dieu, que vous êtes ardent ! Le vent des tribulations accroît vos flammes, la glace de vos persécuteurs vous échauffe, et le torrent des persécutions donne force à vos ardeurs. Quand mon cœur sera-t-il embrasé de ce céleste feu de charité et que j’aimerai mes ennemis ? Ah, que je suis bien éloigné de cette sainte flamme ! Une goutte de l’eau de médisance, un seul vent de quelque petite injure éteint soudainement toute mon amitié et la convertit en glace et neige.
Je considère pourquoi mon Sauveur souffre tant de tourments ; j’y trouve plusieurs raisons :
1. Pour obéir à son Père ; c’est pourquoi en sa première parole il l’appelle Père (Lc 23,34) Ô saint enfant d’obéissance, ô obéissance vraiment filiale ! Hélas, comme je suis présomptueux et téméraire d’appeler Père celui auquel je n’ai jamais bien obéi, et comment obéirais-je jusqu’à la mort, (Ph 2,8) moi qui n’obéis pas seulement jusqu’à la souffrance d’une petite parole fâcheuse ou d’un regard de travers.
2. Pour effacer mon Péché et mon iniquité (Ps 1,4). Mon iniquité donc est bien grande, s’il faut tant de peine pour l’effacer. Ô que je suis misérable de m’y être tant et si souvent abîmé et vautré. Ô que je suis chétif d’en avoir tant avalé, car je suis bien de ceux-là qui, comme le dit la sainte Parole (Jb 15,16), boivent l’iniquité comme l’eau ! Mais puisqu’il vous a plu, ô ma douce Espérance, souffrir ces peines et travaux pour me nettoyer de mes iniquités, je veux respirer en votre bonté. Et considérant mes fautes passées, ô Seigneur, je vous supplie, en vertu de ces peines, de les effacer entièrement ; Ainsi qu’une nuée dissipée n’empêche plus les rayons du soleil de venir éclairer et échauffer la terre, que jamais plus mes péchés ne puissent empêcher la douceur de votre regard miséricordieux de pénétrer ma pauvre et langoureuse âme. En ce qui concerne les mauvaises habitudes et inclinations qui tourmentent mon âme, hélas, Seigneur, permettez que je vous dise Lavez, lavez de nouveau ce coeur qui, comme un vase immonde, retient encore l’odeur de l’infecte péché ; lavez encor, Seigneur, et nettoyez toujours (Ps (1,4), jusqu’à ce qu’il soit affranchi de cette senteur si fâcheuse.
3. Pour me retirer de l’enfer. Ô Dieu, que vos peines sont bien contraires au miennes ! Vous pâtissez pour me sauver, et jusqu’à présent, pourquoi ai-je souffert que pour me perdre ? Hélas, si je me suis démené, si j’ai veillé, si j’ai eu des soins écrasants, n’était-ce pas pour la vanité, pour l’ambition, pour la vengeance ?
Dijon avril 1604 ; à Rose Bourgeois, Abbesse du Puy-d’Orbe (XXVI,174). Revu sur les Autographes conservés à la Visitation de Milan et en l’église Saint-Thomas, de Venise.